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Jeux Viens à Vous Bruno Faidutti 1ère partie

Cette semaine, je reviens vers un auteur de jeux, et pas n'importe lequel : Bruno Faidutti, l'auteur notamment du très célèbre Citadelles


Je devais, normalement diffuser cet entretien fleuve la semaine dernière, mais La radio des jeux de Reixou et d'Antoine Bauza, à su vous faire écouter Bruno Faidutti en compagnie de Piero, durant 4 heures, un excellent moment d'ailleurs si vous ne l'avez pas encore écouté! 
La question m'est donc venu : Quand diffuser cet interview? 

Après grande réflexion, maintenant je crois, car les 2 entretiens, ne se piétinent pas et au contraire se complètent l'un l'autre. 
En effet, le support n'est déjà pas le même et surtout nous n'abordons pas les mêmes questions.

Cet entretien plus long que d'habitude a été rallongé à ma demande avec la bienveillance de Mr Faidutti, car j'avais maintes  questions à lui poser, et lui des explications très intéressantes à donner. 

Je souhaiterai le remercier, non seulement pour sa patience, ses réponses claires et complètes, mais également pour la correction et mise en page de l'entretien.
Eh oui! Bruno Faidutti est quelqu'un de pointilleux, d'entier mais toujours très respectueux envers les autres et avec qui j'ai pris beaucoup de plaisir intellectuel à échanger, je le remercie également pour cela. 

 

Nous avons parlé du jeu et de ce qu'il représente, de son métier d'enseignant, de sa vision du monde actuel mais également de féminisme et d'un certain site web ludique...

 

Voici la première partie, la suite, la semaine prochaine! 

1) Bruno Faidutti, Auriez-vous la gentillesse de vous présenter?

50 ans et des poussières, parisien, auteur de jeux, encore vaguement historien, plus vaguement encore économiste, et très vaguement marxiste.

 

2) Ca représente quoi pour vous de jouer?

Jouer, c’est d’abord sortir un peu d’une réalité qui me dépasse. L’archétype du jeu, le jeu absolu, c’est le jeu de rôle - faire comme si le monde était autre chose que ce qu’il est, que je sais qu’il est, et auquel je ne comprends goutte. Le jeu, c’est faire comme si l’on savait qui l’on est, ce que l’on veut, quel est notre but, quels sont les adversaires, les moyens à notre disposition, les règles, ce qui détermine qui a gagné, qui a perdu. Le jeu, c’est simple, tandis que la vie, c’est compliqué. Jouer, c’est donc, pendant quelques minutes ou quelques heures, faire comme si tout était simple, tout en sachant que, en fait, ça reste compliqué.

Face à la complexité du monde, face à l’immense bordel créé par la contingence, nous avons fondamentalement deux réponses possibles. L’une est le jeu - faire comme si tout était simple en sachant et en disant que ça reste compliqué. L'autre est la religion - faire comme si tout était simple. Le jeu, c’est plus classe, c’est plus honnête, et ça fait quand même un peu réfléchir.

Ceci dit, je suis un peu bourré quand j’écris cette réponse, et elle ne sera peut-être pas très claire pour ceux qui ont moins bu. 

 

3) Votre réponse, me donne l'impression d'une vision du jeu très "enfantine", dans le bon sens du terme, c'est à dire sans artifice, le jeu pour le jeu.

Je ne dirai pas « le jeu pour le jeu », qui serait une manière de ne rien dire, mais le jeu par opposition au réel.

Ceci dit, la relation entre l’enfance et le jeu est intéressante, car les enfants jouent généralement plus que  les adultes, ou en tout cas que la plupart des adultes.  Les enfants sont perdus dans un monde qui les dépasse, et pour un enfant être perpétuellement en prise avec le réel doit être  insupportable.  Le jeu est donc un moyen à la fois d’apprivoiser le réel en le simplifiant consciemment, et de s’en échapper un peu.  Les adultes sont tout aussi perdus dans un monde qui les dépasse tout autant, mais ils ont à leur disposition d’autres outils intellectuels pour convaincre, et se convaincre, qu’ils ont compris.

Donc, oui, d’une certaine manière, les joueurs sont un peu de grands enfants en ce sens qu’ils refusent la facilité consistant à faire semblant de ne pas faire semblant. Car si jouer, c’est un peu faire semblant, ne pas jouer, c’est prendre la vie pour un jeu et faire semblant de ne pas faire semblant.

 

Pourtant vous avez une réflexion ludique importante, de manière écrite, réfléchie, qui me semble même,  et sans vouloir vous flatter, essentielle, alors que l’impression que j’ai, c’est que le monde du jeu, de par son essor important ces dernières années peut être, est dans l’immédiateté, le jugement hâtif, la vie d’un jeu va se jouer très rapidement. Des modes se forment (jeux coopératifs…) Pensez-vous être singulier dans le monde du jeu ? Pensez-vous que les réflexions réfléchies, vont se  développer dans les futures années ?  

Pour discuter fréquemment avec d’autres auteurs de jeu, je peux vous assurer que je suis loin d’être le seul à tenter d’avoir une réflexion d’ensemble sur le sens du jeu, et de la création ludique. Je pourrais citer une bonne dizaine de noms.  Le fait que je sois l’un des rares à tenter assez systématiquement de mettre ma réflexion par écrit, et plus ou moins le seul à le faire en français, ne signifie absolument pas que les autres auteurs de jeux ne se posent pas de question - ils s’en posent, croyez-moi, et ce sont toujours les mêmes.

Que le monde du jeu de société aille très vite, et de plus en plus vite, et trop vite peut-être pour un quinquagénaire, c’est une évidence. Cela peut obliger à penser différent, à se remettre en question plus souvent, mais cela n’interdit en rien la  prise de recul et la réflexion. Regardez ce qui se passe dans le jeu video - tout y va encore plus vite que chez nous, et la littérature critique, sociologique, politique voire philosophique est foisonnante.

Je suis donc convaincu que la réflexion sur le jeu de société va s’approfondir, et que le jeu de société va aussi être de mieux en mieux pris en compte dans la réflexion générale sur le jeu et son rapport au réel, réflexion qui aujourd’hui se limite trop souvent à l’univers informatique, voire à une partie de ce dernier. Mais cela se fera certainement en anglais.

Bruno Faidutti aime jouer, notamment aux ludopathiques qu'il organise chaque année 

Vous avez une réflexion profonde sur le monde ludique et le métier d’auteur, mais tout en pensant que le jeu n’est seulement que pour s’amuser, en créant plus particulièrement des très bons jeux d’ambiance

Je ne pense pas que le jeu soit fait pour s’amuser. Les échecs sont un excellent jeu, on n’y joue pas « pour le fun ». On y est même souvent plus sérieux que dans la vraie vie. Je ne pense pas non plus que l’on joue pour s’amuser à mon jeu le plus connu, Citadelles, qui repose plus sur la tension suscitée par le bluff que sur la rigolade.

Il est vrai que j’aime bien rire aussi, et que ces derniers temps j’ai essayé de faire des jeux plus légers.  Disons que le rire est l’une des émotions déconnectées du réel que j’essaie de susciter par le jeu, mais ce n’est pas la seule.

Quant au métier d’auteur, c’est aussi un paradoxe. Je pourrais sans difficulté être un auteur de jeu à part entière, à plein temps, mais j’ai choisi de continuer à enseigner. Quand on me demande mon métier, je réponds tantôt prof, tantôt auteur de jeux. Je crois que je n’arriverais pas à me regarder dans la glace si mon activité professionnelle n’avait pas une utilité sociale  évidente, et je ne suis peut-être pas moi-même entièrement convaincu par mes propres arguments sur la fonction sociale du jeu.

Pourtant, je me retrouve souvent l’un des premiers à défendre les auteurs de jeux, par exemple lors du récent débat sur l’utilisation désobligeante parce que techniciste du terme « test » pour désigner des critiques de jeux.

J’ai été l’un des premiers à organiser des rencontres d’auteurs de jeux, il y a plus de vingt ans mais elles sont aujourd’hui légion, et d’autres auteurs, comme Antoine Bauza avec sa cafetière, prennent des initiatives qui sont peut-être plus dans l’air du temps. Peut-être aussi est-ce parce que je suis un grand ancien, qui n’a plus grand chose à prouver, qui a des droits d’auteur qui tombent assez régulièrement, et qui peut plus facilement se permettre de rembarrer les éditeurs (c’est rare) ou les sites webs (c’est assez fréquent) qui traitent les auteurs avec légèreté, voire mépris.

"Je crée bien plus de richesse, et en étant beaucoup moins bien payé, quand je prépare et donne des cours que quand je crée et vends des jeux."

4) Vous avez une vision forte du monde actuel, dans votre article sur les jeux coopératifs, vous dites ceci : « le capitalisme moderne n’est pas seulement l’univers de la concurrence, c’est au moins autant celui de la connivence – des arrangements, de la combinazione diraient nos amis italiens, pas toujours non-violents. D’ailleurs, les grandes entreprises qui emploient le jeu lors de leurs formations internes utilisent essentiellement les jeux coopératifs, pour encourager le “travail d’équipe” très productif, les “synergies”, voire des foutaises comme la « culture d’entreprise », et je ne pense pas qu’elles nourriraient si volontiers un serpent en leur sein. »

Vous travaillez en tant que professeur dans le secteur public. Que représente pour vous le secteur public ? Une utilité sociale comme vous le dites dans votre réponse précédente ?Opposez-vous secteur privé/secteur public ? Comment vous sentez vous dans une société qui se privatise de plus en plus ?

Là, on quitte vraiment le domaine du jeu - et je pense que s’il est utile de faire une analyse politique du jeu, je prends toujours bien soin de ne pas faire de jeux politiques, de jeux de simulation, de « jeux à thèse », qui sont presque toujours, pour des raisons évidentes, de mauvais jeux.

L’enseignement est un boulot difficile et épuisant, mais être prof dans le secteur public m’apporte une sorte de « confort moral » auquel il m’est difficile de renoncer, parce que l’utilité sociale de l’enseignement est immédiate, évidente et indiscutable, et aussi parce que travailler dans le secteur public, c’est travailler pour l’intérêt général, et non pas pour son intérêt particulier (que je ne méprise pas pour autant).

Je suis très choqué par le discours, de plus en plus répandu, qui fait des fonctionnaires des espèces de profiteurs fainéants qui s’engraisseraient sur les impôts excessifs payés par le secteur privé où se trouverait le seul vrai travail et la seule vraie création de richesse. Je crée bien plus de richesse, et en étant beaucoup moins bien payé, quand je prépare et donne des cours que quand je crée et vends des jeux. La majorité des enseignants que je connais ont d’ailleurs choisi ce boulot difficile par passion ou par conviction, et le font avec dévouement.

Il ne faut jamais oublier qu’un jeu n’est qu’un jeu

 

5) « Par ailleurs, si je suis bien d’accord pour dire que l’on ne bâtira sans doute pas un monde meilleur à coups de fusils d’assaut et d’épées à deux mains, cela ne signifie pas que nous vivions d’ores et déjà chez les bisounours. Pour changer le monde, et le rendre plus gentil, il faut parfois se révolter, se battre, argumenter, convaincre, ruser, voire tricher. »

Que représente l’action se battre pour vous dans le monde où nous vivons?

 

La non-violence est une idée qui m’a toujours posé problème. Je ne suis pas non-violent par principe. Je suis historien de formation, plus ou moins marxiste et plus ou moins structuraliste, et je sais bien que si, à tel ou tel moment, il n’y avait pas eu de révolution, ou de résistance, nous serions certainement dans un monde moins sympathique, moins vivant et moins vivable. Disons que, politiquement, je pense qu’il faut faire sans la violence tant que cela est possible, mais il faut accepter que ce ne soit pas toujours possible. D’un autre côté, je suis clairement non violent par tempérament, je déteste me battre, et je ne serais sans doute pas capable de le faire même si j’estimais cela justifié.

Je n’ai aucun problème à jouer à des jeux aux thèmes violents, et même à des jeux de guerre. J’ai fait de nombreuses parties d’Axis and Allies ou de Memoir 44 avec des joueurs qui sont sans doute tout aussi gauchistes et gentils que moi. Il ne faut jamais oublier qu’un jeu n’est qu’un jeu. Pourtant, je ne me sens pas vraiment capable de concevoir un vrai jeu de guerre réaliste, Quelque chose bloque. J’ai fait des jeux au thème violent, comme Baston ou La Vallée des Mammouths, mais l’humour était toujours là pour désamorcer un peu la dureté du thème

 

6) Pour faire un lien entre la violence et les jeux coopératifs, ces derniers n’émergent-t-ils pas également du fait de la féminisation de la société et donc du monde du jeu ? Les femmes n’aimant pas ou peu la confrontation directe dans les jeuxPensez-vous que le monde du jeu va évoluer par cette arrivée en force des femmes ? 

Sur le premier point, il est clair que l’univers du jeu se féminise très rapidement - les femmes sont de plus en plus nombreuses parmi les joueurs, les illustrateurs et, même si cela intervient avec un petit décalage dans le temps, les auteurs. Je m’en réjouis.

En revanche, je ne suis pas d’accord avec l’idée que les femmes aiment moins la confrontation directe dans le jeu, et donc que la mode des jeux de coopération serait liée à la féminisation du monde ludique. Cela me semble relever d’un a priori un peu sexiste qui ne correspond heureusement pas à la réalité. Autour de moi, je n’ai pas du tout l’impression que les joueuses soient moins attirées par les jeux de compétition et de baston, je n’ai même pas vraiment l’impression qu’il y ait une sensibilité spécifique des femmes en matière de jeu. C’est tant mieux si cela montre que notre société est parfois moins sexiste qu’on ne le croit.

On a déjà assez râlé, et avec raison, contre le sexisme des jouets pour enfants, ce n’est pas pour maintenant être tout aussi sexiste dans les jeux pour adultes et faire de gentils jeux de coopération en rose et blanc pour les femmes et de méchants jeux de baston en noir et rouge pour les hommes. 

 

Parmi les nombreuses évolutions actuelles du monde du jeu, la seule qui soit peut-être liée à la féminisation du milieu est la représentation plus fréquente et moins caricaturale des femmes dans les illustrations des jeux – mais le refus de la caricature me gêne parfois un peu aussi, avec tout ce qu’il a de paternaliste.

Me considérant comme féministe (ce avec quoi tout le monde n’est pas d’accord), et m’intéressant beaucoup au discours féministe, j’ai écrit il y a deux ou trois ans toute une série d’articles sur la place des femmes dans le monde du jeu, et pour l’essentiel mon analyse reste la même.
Vous pouvez lire tout cela ici : http://faidutti.com/blog/?tag=femmes-et-jeux-women-and-games

Bruno devant son nouveau jeu Dolorès, illustré par Vincent Dutrait et édité par Lui-même

7) Dans votre article sur les jeux coopératifs, le jeu en entreprise vous semblait pernicieux, l’est-t-il de toutes les manières ou y aurait-t-il une forme qui vous semblerait louable ? Diplomatie, un jeu fort violent psychologiquement, en tant qu'outil de l'amélioration de la cohésion d’équipe, ne pourrait-t-il pas montrer une certaine réalité de la violence et des concessions qu’il faut savoir faire au sein d’un groupe afin de coexister ?

Pensez-vous qu’un jeu comme celui-ci (ou le poker également) améliore la maitrise de soi, ses talents de négociateur, sa communication ?

Peut-être, mais je trouve extrêmement triste de voir des gens jouer pour apprendre quelque chose, pour améliorer telle ou telle « compétence ». Cela me fait un peu l’effet de quelqu’un qui lirait Flaubert ou Stendhal pour apprendre la grammaire, ou même le style. 

Alors, bien sûr, on peut « améliorer ses compétences » (expression que je trouve sinistre par ce qu’elle suggère sur le but de la vie) en jouant, en lisant, en se promenant, en discutant avec des copains, en trainant sur internet…. Mais toutes ces choses-là, on peut aussi les faire pour des buts plus marrants et/ou plus honorables. Chacun fait bien ce qu’il veut de mes jeux, mais quelque part, lorsqu’on les utilise comme « outil pédagogique », je ressens cela un peu comme une insulte - et pourtant, je suis prof.

 

8) Et vous Bruno Faidutti, que vous a apporté le jeu au fil de toutes ces années?

Alors là, vaste question. La possibilité de créer sans trop me fatiguer, de nombreux amis, de quoi vivre confortablement. En contrepartie, cela m’a pris du temps que j’aurais pu consacrer à autre chose. Mais, bon, c’est un peu comme cela avec toutes les passions.

J’insisterai sur les amis, parce que, même s’il y a deux ou trois personnes que je ne peux pas encadrer, j’ai quand même croisé presque toujours dans le monde ludique des gens ouverts, sympathiques, amusants et dignes de confiance. Si je compare mes deux univers professionnels, l’enseignement et le jeu, je dirais que le monde du jeu est globalement plus sympathique, mais que le monde enseignant a pour lui d’être plus varié.

 

9) Le métier de professeur renvoie à des codes très particuliers, une image sérieuse.A l'inverse le monde du jeu renvoie l'image de gens sympathiques, relâchés voire parfois "nonchalants"Etes-vous d'accord avec cela et si oui, comment vivez-vous ces 2 extrêmes ?

Une fois de plus, je ne suis pas du tout d’accord ! Le monde de l’enseignement, comme je le disais précédemment, est surtout extrêmement divers. Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup d’autres métiers où se côtoient des gens aussi différents par leur âge, leurs motivations, leurs origines, leurs parcours, leurs centres d’intérêts, leurs opinions, et bien évidemment leur degré de sérieux. Dans beaucoup de métiers, les gens se ressemblent, soient qu’ils soient là pour les mêmes raisons (c’est un peu le cas dans le jeu), soit qu’ils aient été contraints de rentrer dans un moule. L’enseignement, de ce point de vue, fait relativement exception, et il y a donc des gens très, voire trop, sérieux, et d’autres qui le sont moins. Ceci dit, c’est un métier difficile, où la relation avec les élèves fait que l'on ne peut se permettre une seconde d’inattention, et cela incite en effet peu à la nonchalance.

 

Le monde du jeu, à l’inverse, est particulièrement homogène. C’est un univers très masculin (même si cela change un peu), entre trente-cinq et cinquante ans, où tout le monde a plus ou moins les mêmes références culturelles vaguement geek. Bref, un univers où, bien que plus vieux que la moyenne, je suis tout à fait à ma place. Il est bien évident que je ne peux que trouver sympathique un monde où l’on trouve essentiellement des gens « comme moi », mais c’est aussi un univers assez clos, qui peut donner l’impression de tourner en rond.

 

Le monde du jeu est très sympathique. Cependant, comme tous ceux qui parviennent à faire de leur passion un métier, les auteurs et les éditeurs de jeux, moi le premier, sont des gens qui se prennent assez au sérieux et qu’il ne me viendrait pas à l’idée de qualifier de nonchalants. Les auteurs de jeux - là encore, moi le premier - ne sont en revanche pas des bourreaux de travail. La création ludique est quand même une activité qui ne demande pas un travail régulier et soutenu, que l’on peut faire à son rythme et quand on le souhaite, mais cela n’empêche pas du tout de la prendre au sérieux.

J’ai parfois l’impression de faire tout à la fois un métier de dingue - prof - et un métier non pas de fumiste mais de paresseux - auteur de jeux.

10) Est-ce que votre métier de professeur a influencé/aidé votre vie d’auteur et si oui comment ?A l'inverse, votre vie d’auteur a-t-elle eu des répercussions sur votre vie de professeur ? Avez-vous une anecdote à nous raconter ?

 

Je prends bien soin de ne pas mélanger mes deux casquettes, si je peux me permettre cette métaphore un peu osée. Je peux prendre le monde du jeu, l'histoire du jeu ou l'économie du jeu en exemple dans mes cours, mais je n'utilise pas les jeux pédagogiques, auxquels je suis même plutôt hostile. Il m'est arrivé d'animer des clubs de jeux dans des lycées, mais j'ai toujours pris bien soin d'être clair sur le fait qu'il n'y avait aucun objectif pédagogique – si ce n’est peut-être de faire comprendre que le jeu n’a rien à voir avec la pédagogie. Symétriquement, je n'ai jamais fait de jeu à thème sérieusement historique ou économique. Profs et auteurs de jeux sont deux métiers que j'aime, mais je pense qu'ils gagnent tous deux à ne pas être confondus.

Sur les effets pervers des jeux pédagogiques, je vous renvoie à ce que j'ai écrit sur mon blog : http://faidutti.com/blog/?p=2347

"Il est évident que le boulot d’auteur de jeu demandant un peu d’imagination et de culture mais assez peu de travail, et celui d’éditeur de jeux assez peu de fonds initiaux, tous les passionnés essaient de se lancer"

11) Il y a 1000 nouveaux jeux par an, comment voyez-vous le renouvellement et la répétition qui s’est peut être mise en place au sein de certains éditeurs ?

Jusqu’ici, tout va bien….

Autrement dit, pour l’instant, le nombre de joueurs et leur consommation de jeux augmente plus ou moins à la même vitesse que le nombre d’auteurs, d’éditeurs et de jeux publiés. Je ne sais pas combien de temps cela peut encore durer, Vous m’auriez posé la question il y a cinq ans, je vus aurais dit que ça allait pêter dans un ou deux ans. Je ne me risque donc plus à faire des pronostics.

 

Le jeu en général, et le jeu de société en particulier, est à la mode. Il est évident que le boulot d’auteur de jeu demandant un peu d’imagination et de culture mais assez peu de travail, et celui d’éditeur de jeux assez peu de fonds initiaux, tous les passionnés essaient de se lancer. Pour l’instant, on tient à peu près le coup, mais un jour ou l’autre la bulle explosera, comme cela est arrivé dans des domaines similaires comme la bande dessinée.

 

Ceci dit, je ne parlerais pas de répétition. Je trouve qu’il y a encore pas mal de variété dans le jeu de société, qu’auteurs et éditeurs parviennent à se renouveler, et à innover. Les jeux qui sortent aujourd’hui sont différents et sans doute meilleurs que ceux d’il y a vingt ans - mais ils sont quand même, sans doute, trop nombreux pour la rentabilité du secteur.

 

12) Justement par rapport y a 20 ans comment trouvez-vous le monde du jeu ? Roberto Fraga me disait vous avoir rencontré à l’époque, que c’était un réel microcosme.En 1995, nous étions, nous joueurs des extraterrestres aux yeux du grand public. Comment vous sentez vous, dans ce milieu qui grandit chaque jour, avec l’arrivée de jeunes plus commerciaux parfois, des codes qui ne sont peut-être plus ceux que vous avez connu.

Cela reste un assez petit milieu, ou du moins j'essaie de faire un peu comme si. Les gens avec qui je joue aujourd'hui, ceux qui essaient mes prototypes, sont pour la plupart des gens que je connais depuis une vingtaine d'années, qui gravitaient autour de Ludodélire dans les années 80, ou avec qui je faisais du GN dans les années 90. Mais bien sûr, quand je vois la foule sur les salons, le nombre d'auteurs présentant leurs jeux au off de Cannes, je suis un peu effrayé.

 

Donc, oui, le jeu s'est répandu, s'est démocratisé aussi. J'y ai beaucoup gagné, en vendant des centaines de milliers de boites de Citadelles, mais l'ambiance a changé, et les gens ont un peu changé aussi. Pourtant, on reste quand même un peu, comme l'édition littéraire, un milieu de passionnés. Bien sûr, beaucoup de gens en vivent, mais même chez les très gros, même chez Hasbro ou Ravensburger - et maintenant Asmodée - on ne rencontre guère que des joueurs, des gens qui ont une vraie culture ludique et aiment le jeu, ce qui est déjà pas mal par rapport à d'autres "business". Le paradoxe est peut-être que les vrais requins, qui souvent ne font pas long feu tant ils sont maladroits, on les croise plutôt dans des toutes petites boites, des margoulins qui sont rentrés parce qu'ils ont vu de la lumière, ou des louveteaux qui sortent d'école de commerce persuadés qu'ils vont conquérir le monde en éliminant les vieux dinosaures qui n'ont rien compris à rien.

Le milieu que j'ai le plus de mal à comprendre est sans doute celui des sites webs consacrés aux jeux. Il me semble - j'ai peut-être tort - que les sommes en jeu dans le « web ludique » sont faibles par rapport à celles de l'édition, mais les rivalités et les méthodes employées, avec les sites concurrents mais parfois aussi avec les auteurs et les éditeurs, sont d'une violence que l'on ne rencontre jamais dans les relations entre éditeurs, ou pourtant tout le monde ne s'apprécie pas nécessairement. Entre auteurs, cela reste vraiment très bon enfant, et l'on reste quand même assez peu nombreux.

 

13) Sans rentrer dans les détails de certains conflits que vous avez pu avoir avec un webmaster, j’ai l’impression (peut-être à tort) que c’est quelque chose qui vous a beaucoup touché, et que vous êtes, Bruno Faidutti, un homme certes peut être, avec un caractère bien trempé diront certains, mais avec une grande sensibilité, toujours respectueux de vos interlocuteurs et terriblement passionné par ce milieu que vous avez vu grandir. Vous êtes-vous parfois senti dépossédé de ce milieu par des nouveaux arrivants ?

 

A suivre...
A la semaine prochaine! 

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