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Jeux Viens à Vous Michel Lalet 2 ème partie

La semaine dernière, je vous présentais la première partie de mon entretien avec Michel Lalet, auteur notamment d'Abalone mais le résumer ainsi ne serait pas lui rendre hommage.

Cette semaine, notre entretien donne sa priorité au débat sur l'art dans le jeu que souhaite voir naître Michel Lalet.  
Un débat ne prenant vraiment vie que s'il y a opposition, je me suis donc employé bien modestement à jouer le contradicteur, non pas pour la forme mais simplement bien que respectant pleinement certains de ses arguments je n'ai tout de même pas le même avis que Michel Lalet sur la question.
Mais nous parlerons également de Laurent Lévi, Dominique Ehrhard et Philippe des Pallières, de l'histoire d'Abalone, du jeu Diplomatie, de sport, du retour à la mode des années 80 mais également d'éducation populaire....





8) Deux questions me viennent... mais je crois que c'est le moment de parler de votre alter ego, celui que vous m'avez déjà cité à plusieurs reprises depuis le début de cet entretien : Laurent Lévi.

Associé ? Ami ? Compagnon de galère ? Tout cela à la fois ? Comment le définiriez-vous et comment analyseriez-vous ce que chacun a apporté à l'autre au fil de toutes ces années ?  

 

Laurent ? Mais oui, tout cela à la fois évidemment ! Et il faut qu’il y ait ce mélange de rôles et de liens complexes pour que l’aventure perdure depuis si longtemps. Avec Laurent, nous nous sommes rencontrés sur les pistes de ski dans des classes de neiges où nous étions moniteurs et accompagnateurs. Laurent skiait comme un ange et j’étais jaloux de ses trajectoires au cordeau ! Moi ma technique c’était plutôt droit dans la pente et le dernier en bas paie un coup à l’autre !

Nous avons commencé à travailler sérieusement ensemble en faisant la tournée des cabarets parisiens. Je vous l’ai dit, mon métier – celui que je faisais à l’époque en tout cas – c’était d’écrire des chansons et de chanter sur scène. À un certain moment j’ai eu envie de ne plus être seul à faire mon intéressant dans les projecteurs et je voulais aussi offrir quelque chose d’un peu plus étoffé au public. Si l’on se prend pour Brassens (ce n’était pas tout à fait le cas mais bon, cette image tutélaire était omniprésente au début des années 70 !) on a envie d’avoir un Pierre Nicolas avec soi.

Je savais que Laurent jouait de la basse pour le fun, dans des plans plutôt rock avec des copains déjantés du côté du quartier de la Roquette à Paris. J’ai cassé ma tirelire, j’ai acheté une contrebasse et je suis allé trouver Laurent en lui donnant la bête : « Dès que t’as envie, tu es contrebassiste et nous avons une série de concerts qui démarre dans huit jours ! »

Ce qui est génial avec ce type, c’est qu’il n’a pas semblé plus décontenancé que cela ! Une semaine plus tard nous étions sur scène avec un répertoire tout neuf et cette histoire a duré environ deux ans. Ce travail que nous faisions ensemble a donné à Laurent l’envie d’aller plus loin dans la musique et il a travaillé comme un dingue jusqu’à pouvoir exhiber ses premières feuilles de paye de musicien professionnel ! Une fois cet objectif atteint et plutôt que de se transformer en rat d’arrière scène ou de studio, il a plongé dans une autre de ses passions : le dessin et la peinture !

Je vous parlais plus haut de dilettantisme… Laurent Lévi en est lui aussi un bel exemple ! Et c’est son travail de peintre qui m’est revenu en mémoire lorsque quelques années plus tard je me suis retrouvé responsable du développement de services minitel. Je lui ai refait à peu près le même coup qu’avec la contrebasse. Je suis allé le trouver à Céret – Céret, la ville des musiciens, des poètes et des peintres cubistes du début du XXe siècle ! – pour lui dire : « Il y a des images à faire et si ça t’amuse, ça se passe à Lyon, dès lundi ! » C’est la dernière fois que je lui ai fait un plan de cette nature, mais je ne crois pas que nous ayons eu à le regretter. Laurent est un intuitif de génie. Il ne lui a fallu que quelques jours pour tenir tête aux ruades de l’informatique (qui était du genre frustre, avec bidouilles instables et des configurations d’usine à gaz à cette époque !) et que quelques semaines pour maîtriser pleinement cet univers technologique qui est toujours resté opaque pour moi !

 

Bien évidemment, ses interventions allaient au delà que de seulement faire des images ! Cette expérience a été fondatrice à plusieurs titres dans la collaboration que nous avons eue à partir de là. Parce que l’une de ses immenses qualités, c’est l’exigence. Laurent est capable de se colleter avec une difficulté pendant des journées entières, sans jamais rien lâcher, en reprenant s’il le faut des centaines de fois jusqu’à obtenir le meilleur qu’il est possible d’obtenir dans un contexte donné. À cet égard, nos visions se rejoignent plutôt très bien. Jamais nous ne lâchons rien, ni l’un ni l’autre.

Nous sommes sans doute des dilettantes mais pas des aquabonistes ! Et encore moins des partisans de l’à-peu-près ! Il est vraisemblable que c’est à cet endroit que se place le socle de notre collaboration et de sa durée dans le temps : notre volonté partagée de toujours faire du mieux qu’il est possible. Ne jamais laisser la moindre question sans réponse. Et ne pas compter ni notre temps, ni notre fatigue, ni nos découragements. Ce socle doit aussi à une qualité que Laurent possède au plus haut point : il sait tenir compte des questionnements, des doutes ou des suggestions de l’autre. S’il estime qu’un embryon de possible existe dans une piste que je peux lui proposer et qui peut améliorer ce qu’il a pourtant déjà refait vingt fois, il le tentera. Pour être sûr. Pour voir ! Pour ne jamais rien laisser dans l’incertitude.

Dans les collaborations que nous avons eues dans le jeu, nous avons longtemps brouillé les cartes : lequel faisait quoi ? Nous nous sommes toujours arrangés pour ne jamais répondre clairement à de telles questions, qui au demeurant n’ont pas grand intérêt.

Mais aujourd’hui que Laurent s’expose davantage dans ses nouvelles activités de design, je peux dire sans trahir ni le passé ni l’avenir que 90% des formes et des objets que nous avons réalisés sortent de sa main. Ma contribution n’étant le plus souvent que des suggestions : « Et si on essayait de relever le truc de droite, et de mettre un clapet au machin à gauche ? » ou encore des réticences  « Non, pas d’accord. Je trouve ça (au choix) “Moche !”  ou bien “Pas en adéquation avec le sujet !”  ou encore “Ce n’est pas la bonne matière. Il faudrait un truc plus… mou ? Moins… courbe ?” »

Ces échanges ont toujours été féconds, utiles, ouverts et francs.

Selon les spécialistes du clash et les thuriféraires de la rupture, pouvoir collaborer aussi étroitement durant près de quarante ans n’est pas ordinaire ! Admettons. Ce n’est cependant pas si difficile et je me demande parfois si la plus belle de nos réalisation n’est pas tout bonnement cette aptitude qu’aura eu chacun d’entre nous à accepter de manière très respectueuse l’étrangeté de l’autre !

9) J'ai cru comprendre dans vos propos que la relation avec les éditeurs n'avait pas toujours été simple.

 

Au contraire, elle est très simple. Mais il faut comprendre que si nos intérêts sont convergents, nos urgences, nos métiers, nos modes d’action, nos calendriers même, sont différents. J’ai été suffisamment longtemps éditeur moi-même pour le savoir. Mais ces divergences sont très accessoires. Car franchement, à la différence de quelques autres métiers qui mettent en relation des auteurs et ceux qui les propulsent sur la scène publique, il faut quand même savoir reconnaître un univers apaisé, respectueux et où les comportements de l’immense majorité sont mieux qu’honorables ! Le monde du jeu est encore de ceux-là.

Maintenant, vers où penche l’agent que j’ai été dans cette équation ? Plutôt vers l’éditeur ? Plutôt vers l’auteur ? Le rôle de cet agent me semble-t-il est de préserver les équilibres. C’est ce que je me suis toujours efforcé de faire. Quant à l’auteur que je suis également, il cultive la qualité que tous les auteurs doivent posséder : la patience !

 

 

9 A) S.A Abalone a été racheté il y a 8 ans par Asmodée, société gérée pendant très longtemps par Marc Nunes.Critiqué par certains pour être un dévoreur d'éditeurs, admiré par d'autres pour ses qualités d'homme d'affaire et sa droiture. Quelles ont été vos relations avec l'homme et comment votre relation avec Asmodée a t-elle continué ensuite après son départ ?

 

Je pense que la critique dont vous vous faites le relai est largement infondée. Maintenant, il s’agit là d’une relation de travail certes ancienne mais toujours très active. Si j’ai pu travailler durant tant d’années avec tous les éditeurs de la planète et particulièrement avec Marc et avec Asmodée, c’est en gardant confidentiel ce que j’ai été amené à connaître. Alors, navré, je n’en dirai pas davantage. Mais je vous rassure : nos relations d’estime réciproque et de travail sont au beau fixe !

 

9 B) Et afin de nous éclairer, pourriez-vous également nous raconter la vie d'Abalone au fil du temps avec ses distributeurs (Hasbro, Parker...), à quoi avez-vous été confronté ? 

Même réponse ou peu s’en faut !

Sinon qu’encore une fois, Abalone a été distribué de manière quasi continue dans plus de trente pays et ce, depuis 1989. Comment ne pas imaginer que de temps à autres il n’y ait pas eu quelques tensions ? Ou quelques incompréhensions ?

Les relations entre les auteurs, les éditeurs, les distributeurs sont des choses vivantes, fortes, passionnelles parfois. Et c’est probablement d’ailleurs une des clefs de la réussite. Rien de bien fertile ne peut grandir sans élan et sans passion. Mais on le sait : la passion peut parfois fragiliser l’amour ! Je suis toujours dans un état d’esprit qui doit permettre toutes les conciliations ! Jeter du sel sur les plaies n’a jamais été une solution et entretenir des plaies ouvertes, c’est insulter l’avenir. Parce qu’il n’y a pas qu’un seul jeu dans la vie. On peut très bien avoir des désaccords profonds sur un projet donné à un instant donné et se retrouver pleinement sur un autre quelques temps plus tard !

Et puis, il ne faut pas non plus négliger la personnalité propre des jeux ! Ce sont eux bien souvent qui nous dictent les conduites à suivre, car chacun d’eux a besoin de vivre sa vie d’une façon originale et distincte des autres jeux ! Et ça, presque tout le monde est d’accord pour le reconnaître et en tenir compte.

10) La tendance actuelle porte une nostalgie sans faille et à mon sens quelque peu exaspérante aux années 80. (Séries, cinéma, jeux vidéo et de société...)

10 A) Vous qui avez vu l'évolution du monde ludique depuis ces trente dernières années, qu'aimeriez-vous retenir de ces années-là, où le rock'n'roll venait d'ouvr... euh où Cannes et Nadine Seul créaient les As d'Or et vous récompensaient vous et Laurent Lévi ?

Que regrettez-vous de cette époque ? Et au contraire que ne regrettez-vous absolument pas ?

 

10 B) Comment voyez-vous l'univers du jeu évoluer dans le futur ? 

 

Je ne souscris pas plus que cela à votre analyse. Je ne crois pas qu’il y ait à ce point une référence faite aux jeux des années 80. Ni 70, d’ailleurs. Il vous suffirait de regarder d’un peu plus près ce qui était offert sur le marché de l’édition pour réviser immédiatement cette appréciation. Beaucoup de jeux de ces années-là étaient réellement faiblards !

Par contre, c’est durant cette période qu’en Europe quelques auteurs et quelques éditeurs (Alexander Randolph, Reinhold Wittig, Rudy Hoffmann, Wolfgang Kramer et quelques autres accompagnés par Erwin Glonnegger qui en tant qu’éditeur a joué un rôle réellement déterminant) ont inventé l’idée d’un jeu de société innovant, créatif, différent… Dès lors pas de surprise que l’on se réfère à une époque pionnière. Mais ce n’est pas réellement une référence faite aux jeux ou aux systèmes de jeux. C’est une référence à la vague idée que l’on se fait de la nostalgie. Pas une nostalgie réelle !

Aujourd’hui, les jeux sont beaucoup plus sophistiqués qu’ils ne l’étaient. J’ai parfois utilisé une image : dans les années 70 et 80, nous étions une poignée d’auteurs de jeux et nous ramassions les idées tombées du ciel. Il n’y avait qu’à se baisser. Notre mine de trouvaille était “à ciel ouvert”.

Aujourd’hui, les auteurs doivent creuser, plus loin, plus profond, travailler davantage…

Et c’est une bonne chose, d’une certaine manière. Parce que cela oblige à s’appuyer sur une culture plus fouillée et cela oblige à une réflexion plus profonde. Lorsque j’exhorte les auteurs de jeux à se comporter davantage comme des artistes que comme des auxiliaires d’industrie, c’est aussi de cela que je parle. Nous étions vingt en Europe à pouvoir créer des jeux en 1985.

Aujourd’hui ils sont mille à posséder un savoir-faire identique à celui qui était le nôtre. Seule porte de sortie pour tous ces auteurs talentueux, cultivés et intelligents : chasser sur de nouvelles terres et déplacer le curseur. Sinon, la concurrence inévitable qui existe entre eux, et qui existe en raison de la pléthore de jeux nouveaux, les étouffera. Seuls les diffuseurs – pour lesquels un jeu en vaut un autre et ne vaut que son poids d’euros – tireront les marrons du feu et ravaleront les auteurs au rang de mal nécessaire !

"La création de jeu est un Art à part entière !"

Donc, j’aimerais que les auteurs de jeux progressent dans cette idée : la création de jeu est un Art à part entière ! Il faut que cette idée grandisse et que toutes ses conséquences en soient tirées. Dans le même temps, il faut que tous réalisent à quel point l’acte de jouer est un fait sociologique puissant. Et que c’est l’axe par lequel les évolutions attendues pourraient survenir. Les villes, qui ouvrent des ludothèques ou qui soutiennent financièrement des maisons des jeux, semblent les seules à l’avoir compris. C’est un étrange paradoxe, car de son côté le milieu du jeu n’a pas encore pleinement intégré cette possibilité qui s’ouvre à lui.

Ce n’est pas en continuant de parler système ou mécanisme que les choses peuvent avancer. Aujourd’hui, la seule avancée allant dans le sens d’une reconnaissance d’un geste artistique dans le jeu de société concerne le design ou l’illustration. En témoignait notamment cette exposition qui a été faite à Cannes en 2018. Comment lire ce phénomène ? Seuls les illustrateurs seraient de vrais artistes ? Les auteurs des jeux seraient seulement de petits mécaniciens ?

On voit bien que quelque chose cloche dans ce constat.

Et ça cloche parce que pour le moment, les auteurs de jeux n’ont pas les mots pour dire ce qu’ils sont, ce qu’ils font, ce qu’ils apportent, ce qui les singularise et les différencie de tous les autres artistes-créateurs. Ils n’ont pas les mots et pas non plus les concepts…

Au boulot, non ?

Afin de préciser mon propos, quand je parlais des années 80, je parlais des nombreuses références actuelles dans les séries (Stranger things sur Netflix), dans les films (Ready player one de Spielberg actuellement au cinéma), du retour de l'électro funk, ou bien par exemple du Kickstarter actuel de L'île infernale ou de la sortie d'Orc quest qui fait référence à Hero quest, une nostalgie qui à mon sens ne fait que commencer dans le monde ludique.

11) Vous pensez que le jeu est ou doit être un art.

Mais est-ce une sensation de votre part, quelle(s) piste(s) vous mettent sur cette voie ?

J'espère que vous excuserez mon inculture ludique à propos de Week End Games, y a-t-il dans les 200 jeux que vous avez édité, certains qui vous semblent aller dans le sens d'une œuvre d'art ?

À ce propos, le dernier jeu qui m'ait provoqué une réelle nouvelle sensation est The Mind, y avez-vous joué et si oui, qu'en pensez-vous ? 

 

The Mind ? C’est une merveille.

C’est le genre de trouvaille qui me réjouit au-delà du possible !

Pour le reste, pourquoi faudrait-il que certains jeux soient des œuvres d’art tandis que d’autres n’en seraient pas ? Comme si une toile qui n’intéresse pas un regardeur de peinture devait sortir du champ des œuvres artistiques et que son auteur perde du même coup la jolie appellation d’artiste peintre !

Pensons encore une fois à d’autres disciplines. Une peinture est une création artistique. Que vous restiez coi devant elle, qu’elle vous émeuve, qu’elle vous ennuie ou qu’elle vous indiffère. Ce qui fait œuvre artistique ne tient pas seulement au regard que vous portez sur elle. Ne tient pas seulement l’appréciation que vous en faites. Ce n’est pas votre jugement ou celui d’une autre personne qui, pris isolément, en décident de manière instantanée. Ce qui fait œuvre, c’est d’abord le geste d’un individu, et c’est surtout l’appartenance d’un travail donné à une catégorie donnée, à un instant donné de l’Histoire, sur la base d’une large reconnaissance du phénomène.

 

J’ai consacré de longs chapitres dans ce livre Auteur de Jeux à cette question. Elle est même centrale. Ce qui me permet d’affirmer que la création de jeux est un geste ressortissant de la création artistique tient essentiellement en trois facteurs : qui l’a fait, où et quand cela a-t-il été fait, avec quelle finalité cela a-t-il été fait.

De la manière la plus immédiate, ce qui définit un travail artistique, c’est le geste de l’individu avec sa singularité et son lot d’inexplicable. Si vous donnez à jouer des jeux de Reiner Knizia, d’autres de Roberto Fraga, d’autres encore de Kris Burm vous saurez immédiatement, sans avoir besoin de lire l’étiquetage, qui en est à l’origine. Et vous aurez en les jouent des sensations très différentes. Vous allez me dire, « oui, mais là c’est trop facile ! », alors faisons la même chose avec des jeux de Bruno Cathala, d’autres de Bruno Faidutti et d’autres enfin de Dominique Ehrhard : vous ne vous tromperez pas non plus.

Ce qui les définit c’est une orientation, une saveur, un savoir-faire particulier, une vision, en un mot « un style » !

 

 

"The Mind ? C’est une merveille."

Les jeux ne sont pas créés par des machines. Ils le sont par des hommes (beaucoup) et par des femmes (un peu). Ces hommes et ces femmes apportent avec eux leur propre monde, leurs propres exigences, leur propre culture.

Ensuite, et même si cette notion a tendance à se gommer au fil des récentes années, les jeux ne naissent pas au hasard : ils sont profondément ancrés dans des traditions sociales et culturelles. On ne joue pas aux mêmes choses en Colombie et en Suède, au Japon et en Tunisie…

Et parce que les traditions culturelles sont fortes, marquées, anciennes, les auteurs de la génération actuelle ne produisent pas des œuvres similaires selon le lieu où ils ont été éduqués. Je disais précédemment que ces différenciations tendent à s’estomper au bénéfice de la culture des marchés de niche. Ce phénomène ayant plus à voir avec les conditions de commercialisation des jeux qu’avec les centres d’intérêt réels des populations. Mais même un phénomène de cette force ne change en rien la pratique des jeux traditionnels. Et en conséquence, ne change pas le fait que des jeux à forte connotation culturelle continuent de s’inventer là où ces cultures restent dominantes.

Enfin – et c’est déjà à cet endroit que le jeu possède une singularité que les autres formes artistiques n’ont pas – les jeux sont destinés à provoquer des réactions, interactions, attitudes, gestuelles , paroles, échanges entre les personnes qui s’y livrent. Que proposent les autres formes artistiques ?

Une peinture : un la crée et je la regarde, seul.

Un livre : un l’écrit et je le lis, seul.

Une pièce de théâtre : un l’écrit, une équipe la donne à voir. Je m’assois et la regarde, seul.

La danse : même chose, je m’assois et je regarde, seul.

La musique : même chose, j’écoute, seul.

Un film : même chose, je m’assois et je regarde, seul.

D’une manière générale, ce que l’on a l’habitude de définir comme étant une œuvre d’art (indépendamment encore une fois de la valeur artistique qui est une notion éminemment subjective) est un travail réalisé par des individus actifs qui s’offre au regard de spectateurs passifs…

Le jeu de société brise cette logique (comme le théâtre cherche d’ailleurs à le faire avec le théâtre de rue ou avec des formes particulières de happening) en faisant de ceux qui auraient dû rester des spectateurs passifs les acteurs d’un micro drame que l’auteur les invite à jouer par eux-mêmes.

Je ne vais pas profiter de ce rappel pour dire que les formes d’art figées dans ce rapport « créateur-regardeur » ou peut-être même « dominant-dominé » seraient de bien faibles propositions par rapport à celles qui mettent le spectateur au centre de la scène théâtrale mais à l’inverse qu’on ne me dise pas que ce serait cette particularité, d’une richesse inouïe, qui justifierait que l’on écarte le jeu de ce champ des arts dits nobles ! Ce serait un grand aveuglement sur ce qui se passe avec ces objets que sont les jeux et une belle absurdité de retrancher de ce champ des réalisations qui offrent de telles possibilités aux spectateur-joueur !

Quel aveuglement ce serait que de ne pas regarder comme ils le méritent un geste et un objet qui a véritablement inventé cette notion de spectateur-joueur !

Conséquence, la création de jeux procède exactement des mêmes fondamentaux que les autres arts : un individu et son style, un lieu, une époque et une culture. C’est seulement après que les choses divergent. Si je voulais exagérer, je dirais que les arts classiques ont en commun d’être des manifestations narcissiques : JE fais une chose que JE donne à voir à des individus passifs. Le jeu étant à l’inverse une approche de passeur : je prépare les couleurs, la palette, les pinceaux, la trame du tableau et c’est le spectateur qui se charge de peindre la dame au fin sourire, couverte ou non d’une étole d’hermine !

Vous aurez compris que je réponds à la seconde partie de votre question : oui, les deux cent jeux de Week End Games ont été faits par des artistes, dans une démarche artistique et défendus comme tels par leur agent, votre serviteur !

Ensuite, nous pouvons tous être d’accord sur le fait qu’il y a des jeux :

– qui sont des chefs-d’œuvre, parce qu’ils bouleversent d’un coup le paysage, modifient nos perceptions, changent y compris la manière de concevoir les jeux ;

– que d’autres vont seulement s’inscrire dans la lignée de ces chefs-d’œuvre, les revisitant ou en apportant un nouveau grain de sel à un concept existant ;

– que le plus grand nombre sont des créations de bon aloi. Qui ne méritent pas de louanges excessives mais pas non plus l’opprobre ;

– que d’autres enfin ne sont RIEN !

Mais allez au cinéma. Ou chez votre libraire. Vous verrez : c’est pire !

 

 

Mais si je pousse votre idée à son extrême, alors n'importe qui peut prétendre faire de l'art en faisant n'importe quoi ?

Puis-je vraiment prétendre être un artiste ou un auteur de jeux maudit alors que personne ne reconnaît mes créations ?

 

Et puis après !

Il y a des peintres pitoyables ! Il y a des écrivains qui n’écrivent rien ! Il y a des musiciens qui composent plat et jouent comme des pieds ! Et des quantités de braves types qui se prennent pour des artistes maudits alors qu’ils n’ont rien fait d’autre que de végéter dans leur sous-pente en ronchonnant toute leur vie. Et alors ?

On peut toujours, en quelque domaine que ce soit se revendiquer « artiste »… ce n’est pas la revendication qui donne du crédit à la chose. Et ce n’est pas parce que l’on squatte d’une demi-fesse dans un univers nommé artistique, ni parce qu’on braille faussement qu’on en est un que cela devrait conduire à dévaluer l’univers artistique en question !

À l’inverse, vous pouvez être de ces artistes maudits – ou timides ! – créer, inventer, produire… et ne pas savoir rendre visible ce que vous faites. Cela enlèvera-t-il sa qualité à votre production ? Pensez à Fernando Pessoa. Voilà un homme qui a écrit toute sa vie sans jamais être publié. Sans même avoir l’idée de pouvoir l’être. Était-il un mauvais écrivain ? Personne ne s’aventurerait à dire une telle chose !

Et cela va me permettre d'enchaîner...

12) Le jeu est avant tout, pour moi, une question de sensation.

Il y a bien évidemment la mécanique, l'esthétisme, l'idée, l'histoire racontée ou non mais c'est la sensation qui se révélera de manière sublime ou non lors du jeu.

Avec votre expérience, selon vous, d'où vient cette sensation que provoquent certains jeux, ce « je ne sais quoi » différent qui n'est plus de l'ordre du simple jeu mais oserais-je le mot, peut être de l'ordre magique ?

 

Pour moi, ce n’est pas de l’ordre de la magie.

 

D’ailleurs, c’est presque tout le contraire : ce qui est nécessaire à un jeu pour en faire une flèche qui atteindra sa cible c’est un ancrage fort, puissant et quasi organique avec ce qu’est notre nature humaine et notre bagage culturel.

Vous avez souhaité au début de cet entretien me faire parler d’Abalone. C’est la bonne occasion pour le faire, en parlant de la nature du jeu cette fois-ci. Qu’est-ce qui est fondamental dans ce jeu ? Qu’est-ce qui est universellement fondamental dans ce jeu et qui fait que, dès son apparition, il a titillé les cerveaux de tous et de la même manière dans le monde entier ?

C’est cette notion éminemment partagée par toute l’humanité que 3 est plus grand que 2 ; que 2 est plus grand que 1 etc. C’est aussi simple et aussi banal que cela : le Jeu d’Abalone offre la mise en forme simplifiée d’une notion fondamentale, ici d’ordre culturel, et qui est complétée par le versant plus « reptilien » de cette même idée : à trois, on est plus costaud qu’à un seul ou qu’à deux… et on va pouvoir pousser plus fort que son adversaire ! Ensuite, le travail de l’auteur commence : rendre ces concepts et ces notions parfaitement fluides et simples d’accès.

 

Pour autant un jeu n’est pas une photographie de la vraie vie. Il n’en est qu’une représentation partielle. Il en prélève un mince fragment et il se propose d’hypnotiser le joueur avec une répétition de ce fragment. Quant à ce phénomène d’hypnose, il ne naît pas seulement de la répétition, mais de cette sorte d’émerveillement qu’a le joueur en découvrant dans les séquences du jeu auquel il joue des choses profondes et parfois oubliées qu’il portait en lui.

Les jeux réellement intéressants sont des jeux qui font appel à des fondamentaux de cet ordre. On sait ce qu’il en est du jeu d’échecs. Le jeu de Go pour sa part vous propose la parabole du pré et de sa clôture. Le jeu de dame, celui de la guerre d’éradication totale. Mais des jeux plus récents vous suggèrent d’acheter, de vendre et de vous enrichir (Monopoly), de brasser des bons paquets de billets de banque (La bonne paye), dans les deux cas, on peut dire que cet intérêt pour l’argent qui a été l’un des marqueurs du XXe siècle a permis à de tels jeux d’avoir le succès qu’on leur connaît !

D’autres jeux vont vous proposer de tricher, de mentir, de tromper, en un mot, de bluffer l’autre (Diplomacy dont j’ai parlé, mais tous les jeux de bluff, du plus grand au plus petit). Si vous regardez les jeux qui se sont réellement installés auprès d’un public populaire, vous constaterez que ce sont des jeux qui vous proposent de rejouer à la vraie vie sur un coin de table et qui le font en utilisant des pulsions fondamentales ou des notions fondamentales d’une époque donnée en un lieu géographique donné.

"Jamais avant Objet Trouvé, quiconque n’avait parlé de cette manière !"

Un jeu dans lequel le frisson dont vous parlez peut apparaître est un jeu où l’auteur aura à la fois fait appel à une notion profonde et pour laquelle il aura trouvé une mise en forme (un mécanisme) simple, efficace, élégante et qui n’est là que pour servir l’intérêt de l’idée.

Un exemple ? Parlons de Objets Trouvés de Philippe des Pallières.

L’idée de départ est de l’ordre du banal : chercher à communiquer quelque chose aux autres. Là où ça commence à devenir intéressant, c’est de partir du postulat qu’on pourra le faire avec des objets et seulement avec des objets que l’on disposera de manière parlante devant tous les autres. Philippe a travaillé longtemps sur cette idée : comment mettre en scène ce que lui avait immédiatement perçu comme pouvant être une langue nouvelle ? Comment se faire comprendre des autres, sans le geste et sans la parole, simplement en plaçant des objets devant votre interlocuteur ?

Oui mais… à l’usage, il va constater que, dit de cette manière, c’est trop simple ou trop imprécis et qu’en vérité, ça ne marche pas si bien que ça ! Et c’est à cet instant là que l’auteur de jeu, que l’artiste-auteur de jeu entre en piste. Qu’invente l’artiste des Pallières à cet instant ? Des propositions alternatives renvoyant à du culturel, à de l’émotionnel pur, dans un emballage poétique ou en tout cas, sensible… qui servira d’interface et en même temps de support à cette écriture par les objets. Et d’un coup, cette impossible idée se met à exister. Le joueur peut exprimer des choix, faire entendre une idée complexe au milieu d’autres en utilisant un nombre limité d’objets. Et ça marche ! Jamais avant Objet Trouvé, quiconque n’avait parlé de cette manière !

Je veux bien qu’on dise alors « c’est magique ». Ce n’est pas faux. Mais ce qui est surtout vrai, c’est que l’auteur non seulement n’a fait aucune concession à un concept initial qu’il entendait illustrer mais qu’il a inventé une approche totalement innovante pour le rendre perceptible et le faire vivre. Talent, travail (beaucoup de travail !), mise en scène innovante, approche artistique fouillée… tout cela à la fois.

Vincent Frochot à gauche, champion d'Abalone lors de la finale des Mind Sports Olympiad face à David Pearce

 

 

13) Vous me parlez de Dominique Ehrhard et cela me donne l'envie de continuer sur ce sujet, car l'homme m'avait passionné lors de l'entretien que j'avais eu avec lui.

Vous avez créé ensemble le jeu Lascaux.

Que retenez-vous de cette collaboration avec Dominique Ehrhard, de l'artiste et de l'homme en général ?

 

Lascaux ? C’est amusant vous savez, car ce jeu n’a pas d’existence réelle. Imaginez un éditeur (que je ne citerai pas) qui voit un projet que lui montre un autre éditeur (Lui Même) et qui décide de réaliser, fabriquer et vendre le jeu qu’il a vu brièvement. Il le fait sur la seule base du souvenir de ce qu’il a brièvement vu. Il le fait sans l’autorisation de l’éditeur d’origine, sans l’autorisation des auteurs (Ehrhard et moi) et sans recourir à la règle bien entendu, sinon ce ne serait pas drôle !

Mais les types de cette maison d’édition le font, bien à l’aise. Ils y collent même nos noms. Sympa et inattendu pour le coup ! C’est un truc assez rare. Je dois dire que je n’avais jamais vu ça avant cet épisode et pas non plus depuis je crois bien…

Alors donc, pas Lascaux… Le jeu est bel et bien Boomerang. Et c’est à mes yeux une assez jolie chose à jouer… et à regarder !

 

Donc, parlons de Dominique Ehrhard qui est également l’auteur des illustrations de ce jeu Boomerang… C’est un homme rare, qui porte en lui des univers touffus, féconds, riches de multiples talents, jouant de l’ombre et de la lumière. Il est de surcroît d’une grande culture dont il fait une expression modeste bien qu’elle soit large et profonde. Nous avons travaillé ensemble sur des dizaines de projets. Et toujours, ces expériences ont été pour moi de belles leçons d’exigence, d’intelligence et pour finir, des moments de vraie grâce. Les exigences que Dominique met dans son travail sont exactement celles que je décrivais un peu plus tôt, bien qu’avec les jeux, son point de départ n’est pas nécessairement un concept ou un principe d’ordre général.

Son envie est de raconter une histoire.

 

Une histoire parfois connue (celle des Condottieres, celle d’Ulysse, celle des colons européens en Amérique, celle de Robinson Crusoé, celle de Cook en Océanie ou celles de toutes les légendes ou de tous les contes de notre enfance). Parfois aussi ce sont des histoires plutôt rares, révélant le grand mangeur de grimoires qu’il est ! Mais en tout cas oui, bien souvent ce sont des histoires…

Vient ensuite la mise en scène qu’il va mettre en œuvre soutenue par des mécanismes souvent très sophistiqués (Dominique est le prince du mécanisme où je fais un truc qui me permettra d’obtenir un truc qui me permet de faire un autre truc pour pouvoir avancer dans l’histoire et d’avoir la martingale grâce à quoi je ferai un énième truc pour envisager de gagner la partie ! Et chaque rouage est une trouvaille. Sinon, à quoi bon, pas vrai ?). La leçon donnée par Dominique est toujours la même : de la discussion et des échanges que nous pouvons avoir, il va tenir compte. Il le fera pour retirer ce qui dépasse, sûrement. Mais pas forcément pour adopter ce que je lui ai proposé. Il va toujours réinvestir la chose dans une toute nouvelle direction. À la condition expresse que sa trouvaille ultime soit simple, fluide, originale et élégante !

"Cet homme tourmenté et exigeant, je l’aime comme un frère."

Dominique Ehrhard a également réalisé de nombreux jeux destinés aux enfants. Sur ce terrain, il est à l’égal de ce qu’a pu faire Anne Sylvestre dans ses chansons pour enfants où les mélodies sont travaillées et inspirées, où les arrangements sont tout sauf gnangnan et où les textes sont d’une tenue irréprochable. À mes yeux, il n’y a pas mieux qu’Anne Sylvestre dans le paysage de cette chanson-là et elle fait même figure à mes yeux de référence absolue.

Dans ses jeux pour enfants, il y a chez Dominique Ehrhard une identique et totale exigence de qualité thématique, des habillages parfaits et des mécanismes rares (que beaucoup se seraient gardés pour une autre occasion !). C’est l’extrême exigence alliée à l’extrême générosité.

Voilà… mais ce n’est pas tout ! Le reste, c’est l’homme. Et cet homme tourmenté et exigeant, je l’aime comme un frère.

Vous me tendez la perche pour la seconde fois alors nous allons donc parler de Diplomatie.

À moins que vous en ayez parlé volontairement afin que je pose la question... non cela semblerait trop grossier de votre part de me manipuler ainsi… à moins que...

Voilà en résumé à quoi ressemblerait une partie de Diplomatie.

Mais pas seulement.

Voudriez-vous nous parler de ce jeu qui est selon moi l'un des jeux phares du XXème siècle et qui semble vous avoir marqué également ?

 

Ah ? On va le faire vite fait, alors. En restant sur l’essentiel...

Prenez sept bons gars (ou filles). Prenez une carte d’Europe divisée en sept zones territoriales. Attribuez une zone à chacun. Dites leur qu’à la fin de la partie il ne restera qu’un seul joueur qui se sera rendu maître de tout l’espace. Il sera le Glorieux Vainqueur ! Tous les autres auront été éliminés.

Le hic, c’est que VOUS NE POUVEZ PAS gagner seul à Diplomatie. Vous devez avoir des alliés. Des alliés solides même. Indéfectibles. De ceux qui vont vous aider, vous accompagner, vous permettre de traverser les tempêtes, de contrer les offensives venues d’ailleurs. Ces alliées sont vos amis, n’est-ce pas ? Vous vous opposerez à ceux qui leur veulent du mal ! Vous effectuerez tour après tour d’audacieuses manœuvres pour les soutenir. Pour qu’ils constatent à quel point vous êtes de leur côté, contre les autres.

Oui mais… souvenez-vous : à la toute fin il n’y aura qu’un seul vainqueur. Toute alliance n’est donc que la soigneuse préparation d’une trahison. D’ailleurs, vous apprendrez que la trahison n’est réellement efficace que si l’alliance qui l’a précédée a été solide, étroite, amicale, et c’est ce que vous allez tisser patiemment au fil des tours de jeu.

Or comment se construisent les tours de jeux ? Toujours de la même manière : d’abord chacun parle avec tous les autres. Fait le bilan de la situation présente, envisage les mouvements sur le terrain, évoque les accords qu’il a avec les alliés déclarés ou les adversaires visibles, affirme leur opposition à tel ou tel, réaffirme ces alliances si belles et si solides. Puis les coups qu’ils vont jouer sont indiqués secrètement, par écrit. Et l’on ouvre les petits papiers…

C’est l’heure des surprises, heureuses ou malheureuses. C’est l’heure des grandes trahisons, des coups au cœur. Parce que tous autant que nous sommes, notre nature heureuse fait de nous des êtres confiants, naïfs, amicaux…

 

À Diplomatie en règle générale, quand la Trahison arrive, c’est avec son grand T majuscule et c’est de tous les côtés à la fois ! Ainsi on vient de vous trahir et vous pleurez. Mais vous, qu’aviez-vous fait ? Vous aviez menti, vous aviez essayé d’embobiner vos meilleurs amis, vous aviez triché comme pas possible, vous aviez raconté des carabistouilles ! Pas de chance : ils ont dû s’en rendre compte ! Vous êtes maintenant lessivé, hors jeu. Et ils ne sont plus que six… mais patience : bientôt, n’en restera qu’un seul !

Sur la boîte de Diplomatie, la mention précisait autrefois : « À partir de 12 ans »… Ce n’est pas faux. La bonne mention serait toutefois : « Ce jeu n’est pas recommandé aux personnes sensibles, aux amis sûrs, aux cœurs tendres, aux gens de parole et aux amateurs de vérité vraie… »

En un mot, Diplomatie, c’est le paradis du joueur ! Et louée soit la bande à Asmodée – Marc Nunes, Croc, Philippe Mouret – dont le premier geste lorsque cette société a gagné en puissance de feu, a été d’acquérir les droits d’édition de ce jeu rare et magnifique pour le remettre enfin dans les mains du public français...

"Certains jours, on se dit qu’on [...] est dans la salle d’activité d’un hôpital psychiatrique"

15) Vous me disiez au tout début de cet entretien avoir expérimenté des domaines qui selon certains vous auraient fait perdre votre temps.

Quels étaient donc ces domaines que vous n'avez peut être pas encore évoqué ? 

 

J’ai fait du sport. Intensément. Amoureusement. J’ai été pongiste. Joué au ping-pong en somme. Petit niveau national, puis bon niveau régional… et comme il se doit, ça se termine comme une sale manie, avec des tas de gosses irrespectueux qui vous flanquent des roustes, alors que merde, c’est qui le plus fort tout de même, les garçons ?

Mais ça, ce n’est rien, sinon le vrai bonheur qu’il y a à partir en bande, bouffer de la route, débarquer ici ou là dans une salle inconnue, se retrouver face à des types inconnus mais pas tant que ça, puisque ce qui nous réunit c’est un jeu que l’on aime… Le ping est un sport de grands malades ! Hyper tonicité, vitesse d’exécution excessive, hyper concentration, multiplication des tics, des tocs et des trucs… Certains jours, on se dit qu’on s’est trompé ! Qu’on est dans la salle d’activité d’un hôpital psychiatrique et pas dans un gymnase…

Mais ce n’est rien. Le plus important dans tout ceci aura été mon engagement associatif. J’ai toujours milité pour l’Éducation Populaire dans le sport. Transpirer c’est bien, apprendre à réfléchir, c’est mieux. Se battre jusqu’à son dernier souffle c’est bien, mais apprendre à vivre ensemble, c’est mieux ! S’engager corps et âme derrière un collectif, une équipe, c’est bien, mais apprendre comment marche le monde qui nous entoure, c’est mieux ! Et ainsi de suite…

J’ai pas loin de quarante ans de militantisme actif où les pratiques sportives – et pas seulement dans le ping, mais dans toutes les disciplines – étaient au cœur d’un dispositif éducatif auquel je n’ai jamais cessé de croire et auquel je n’ai jamais cessé de contribuer à ce qu’il se développe. J’ai donc dans ce domaine remué pas mal de montagnes, dirigé un (trop ?) grand nombre d’associations, de clubs, de groupements, de comités et des tas d’autres machins et j’ai également mis sur pied un nombre incroyable d’événements…

 

À l’aube de mes 60 ans, j’ai rendu tous ces mandats électifs : place aux jeunes ! Ce qui est dit doit être fait ! Et d’ailleurs, ce ne sont pas les jeunes qui manquent, pas vrai ? Malgré tout je garde encore aujourd’hui des liens très étroit avec quelques unes de ces organisations auxquelles je prête ma plume lorsqu’ils me le demandent et je reste très largement convaincu que les pratiques sportives, lorsqu’elles sont amicales, associatives, familiales, perméables à toutes les diversités, restent de formidables machines d’ouverture aux autres et d’accès à une culture du respect, de l’entraide et d’un vivre ensemble laïc et joyeux.

Il s’est agi d’un énième travail à plein temps que je n’ai jamais cessé d’exercer. À l’œil. Pour le plaisir. Au milieu du reste… Et en cloisonnant suffisamment les choses pour que les bons amis des autres branches de mes activités, légèrement perplexes, ne s’arrachent pas trop les cheveux !

Photo © Yves Prince? - Tous droits réservés

 

 

 

16) Dans la conférence gesticulée, Pourquoi je ne serai jamais Luis Fernandez, l'auteur explique que le sport (pas en tant qu'activité physique mais en tant qu'objet de compétition) s'est développé en parallèle au capitalisme, afin d'imposer un mode de pensée comportant dix perdants pour un gagnant. Que pensez-vous de cela ? 

Vous qui semblez privilégier le jeu pour le jeu, préférez-vous que les personnes jouent sans compter les points ou cela semble indispensable pour certains jeux ? 

 

Anthony Pouliquen et moi avons à l’évidence fréquenté les mêmes écoles !

 

C’est une évidence historique que le sport organisé, vertical, encadré, réglementé et fédéré par ces « Fédération Française » est né d’un besoin de contrôle d’État (qu’on se rassure, les États belge, américain, allemand, néerlandais, italien, etc, ont fait de même !). Et je vais plus loin que la phrase d’Anthony Pouliquen que vous citez, car c’est bien l’activité sportive en tant que telle qui est menaçante (et pas seulement la compétition) et que les États ont voulu encadrer et contrôler. La question majeure ayant été : « Comment éviter que ce surcroît de force physique que des bougres potentiellement subversifs s’emploient à exercer dans des cabarets athlétiques ou dans des stades ne se retourne contre nous, contre l’ordre établi, contre notre police, etc. »

Cette situation précède d’assez loin l’émergence d’un capitalisme aussi structurant que ce que nous connaissons, mais bien entendu, les deux choses sont liées. J’ai écrit sur cette question une pièce de théâtre « Les Stades de l’Utopie », (qui a été jouée sous le titre Sport, Liberté, Combat à Paris et en région parisienne en 2017) dans laquelle je ne dis pas autre chose. Sinon que je mets en lumière dans ce spectacle toutes les résistances populaires du XXe siècle – et ses succès – contre cette appropriation du sport et contre toutes les tentatives de marginalisation de celles et ceux qui portaient une idée différente de l’Olympisme triomphant !

Aujourd’hui dans les pays occidentaux, la pratique sportive est très largement dominée, quant au nombre de ses adeptes, par les disciplines individuelles (rando, VTT, glisse, arts martiaux soft de tous ordres) et elles échappent aux carcans les plus grossiers de mise en coupe réglée… en dépit d’efforts que font ceux qui aimeraient fédérer (fédérer pour contrôler, pour gagner du pouvoir, pour prétendre recevoir des prébendes de l’État !). Ce qui aujourd’hui a pris la place du sport de masse sous contrôle, c’est le sport professionnel proposé comme spectacle. C’est lui qui joue son rôle d’élément de contrôle social et de vitrine modélisante en offrant ces images des élites conquérantes et de la multitude des perdants honorables puis de celle, plus large encore, des consommateurs captifs, contributeurs financiers malgré eux (billetterie, paris sportifs, chaînes de télé à péage, etc). Mais le sport tel qu’on le pratique – je devrais dire « les sports » – et le spectacle sportif ne sont pas la même chose et doivent être lus différemment, sous peine de commettre une vraie erreur d’appréciation sur les comportements des personnes qui se livrent à des activités physiques.

Ainsi, dans la pratique sportive – et il en est de même dans les jeux – cette question du comptage des points n’est pas un marqueur essentiel qui permettrait d’y voir clair, de comprendre ce que les gens attendent ou veulent faire... Le comptage, dans de nombreux cas, n’est que le piment d’un jeu. Pas nécessairement sa finalité. J’ai parlé du ping plus haut : jouer sans compter est amusant. Jouer en comptant ajoute une excitation réelle au jeu. Pour autant, une victoire ne fait pas de l’un un héros ni de l’autre une victime… et si les deux joueurs peuvent apparaître l’espace d’un instant comme des modèles, ni la victoire de l’un ni la défaire de l’autre n’entraînera personne au delà de ce simple constat d’être parvenus jusqu’à une fin de partie où les enjeux sont restés dans une limite extrêmement amicale et raisonnable.

"Ça joue très bien au foot, les filles !"

Encore trois mots du sport le plus populaire du moment, le foot. Celui de la télé, vous le connaissez : il est par effet de chaînage de pouvoir des fédérations et de ses relais le même, jusqu’au moindre village du moindre petit pays perdu. Avec les mêmes règles, les mêmes mécaniques de contrôle, le même type de fraude ou de tricherie, les mêmes sanctions absurdes, les mêmes engouements et les mêmes fanatismes largement surjoués !

Pour autant, il existe un autre football, de plus en plus répandu. Ça s’appelle le Foot à 7 et ça se joue… jusqu’à 15 joueurs !

À un instant T, sept joueurs sont sur le terrain, huit sont « en repos ». Mais ces huit-là sont tout autant titulaires que les sept autres et comme au basket ou au handball, ils sont tous susceptibles de rentrer sur le terrain à tout instant. Des arbitres ? Il n’y en a pas. Tout s’organise autour de l’auto arbitrage. Le terrain ? Un demi terrain de foot, ce qui permet de faire jouer sur un terrain traditionnel 60 personnes en même temps (contre 22 dans le cas du foot classique, ce qui fait grand sens dans les villes où les espaces de jeu sont rares). Les compos d’équipes ? Des hommes, des femmes, des garçons et des filles…

Ça joue très bien au foot, les filles ! Et ça a envie de jouer au foot, les filles ! Et quantité de petits ajustements aux règles du foot-spectacle sont également faits, permettant davantage de fluidité, réduisant le nombre de fautes potentielles. Parce que, quoi ? Le foot est un jeu ! Seulement un jeu… Pas un combat. Pas le champ clos d’une foire d’empoigne entre joueurs incités à tricher et où il faut multiplier sans fin les juges de paix. Vous savez quoi ? Dans la Région Île de France où le foot à 7 est très répandu, le nombre de litiges (réclamations purement sportives) est pratiquement nul. Quant au nombre d’incidents (bagarres, incivilités, menaces, désordres) il est tout simplement égal à zéro. Dans le foot traditionnel, les premiers se comptent en milliers chaque année. Les seconds, se chiffrent par centaines. C’est cependant la même population qui est concernée. Cherchez l’erreur !

Ce n’est pas de compter des points qui pose problème. Jamais. C’est la nature des enjeux, le cadre dans lequel les choses sont inscrites et l’armada des contrôles que l’on surajoute qui donnent une valeur supposée à toutes les transgressions et qui finissent par les légitimer.

J'aimerais à nouveau votre avis sur le sport, le considérez-vous vous comme un art ?

La natation synchronisée, la gymnastique rythmique et même le foot avec des sportifs tels que Pelé ou Zidane en créant une émotion de manière volontaire ne font-ils pas de l'art quelque part ?

 

Le tennis, le curling, le snooker… Tant d’autres encore !

 

J’adore ça, mais pour autant je n’ai jamais pensé que le sport était un art, au sens où je suggère que les jeux le sont. Le sport, s’il n’est pas la pratique de Madame ou Monsieur Tout-le-Monde, est un spectacle très particulier. Dans ces spectacles, il y a de très grands professionnels, de très beaux gestes, de très belles chorégraphies. Mais dans le sport-spectacle la finalité est tout autre que de donner à voir un acte artistique.

 

Dans le sport-spectacle, tout repose sur la tension, l’incertitude, les points de rupture et finalement sur la conversion de la performance en résultat (un score, un chrono, une distance, etc) et les attentes croisées des champions et du public. L’émotion émane essentiellement de ces tensions. Pas nécessairement du caractère plus ou moins artistique des gestes qu’on peut y voir, même si cette émotion se glisse parfois là-dedans !

 

 

 

17) Je me pose la question depuis un petit moment. Littérature, musique, entrepreneuriat, éducation populaire...D'où venez-vous Michel Lalet ? Je veux dire de manière concrète. Dans quel milieu avez-vous grandi pour arriver à ce mélange marquant, à cette personnalité atypique, à ces différentes vies ? Qui sont vos parents et que vous ont-ils apporté comme valeurs et comme cultures ?

Suite et fin de mon entretien avec Michel Lalet la semaine prochaine...  où nous parlerons des origines sociales de Michel Lalet et des joueurs en général, encore et toujours d'éducation populaire, de Marc Nunes, de littérature et de ses multiples rencontres à travers le monde... 

Pour ceux qui souhaiteraient soutenir mes entretiens, voici ma page tipeee,  même un petit geste fait plaisir et vous pourrez contribuer à d'autres interviews réalisés sur des festivals (Cannes, Paris est ludique, Essen...) : 

Ma page Tipeee 
 

Merci à mes Tipeeeurs de me soutenir  : Arnaud Urbon, Bruno Faidutti, Emilie Thomas, Nicolas Soubies ,Virgile De Rais, Pierre Rosenthal, et Ludikam! 

 

Pour ceux qui souhaiteraient découvrir les précédents entretiens, mes animations ou suivre ma page facebook  : 

http://www.facebook.com/jeuxviensavous/

 


 

Saison 1

Yves Hirschfeld
Benoit Forget
Bruno Faidutti 1ère partie
Bruno Faidutti 2ème partie
Naiade
François Haffner 1ère partie
François Haffner 2ème partie
Pierô Lalune
Timothée Leroy
Mathilde Spriet
Sébastien Pauchon
Tom Vuarchex
Vincent Dutrait 1ère partie
Vincent Dutrait 2ème partie
Christophe Boelinger 1 ère partie 
Christophe Boelinger 2ème partie
Régis Bonnessée
Roberto Fraga 1ère partie
Roberto Fraga 2 ème partie
Cyril Demaedg
Bruno Cathala 1 ère partie
Cyril Blondel
Bruno Cathala 2ème partie
Yahndrev 1ère partie
Yahndrev 2ème partie
Emilie Thomas
Sebastien Dujardin
Florian Corroyer
Alexandre Droit
Docteur Mops 1ère partie
Docteur Mops 2ème partie
Arnaud Urbon
Croc
Martin Vidberg
Florent Toscano
Guillaume Chifoumi
Nicolas Soubies
Juan Rodriguez 1ère partie
Juan Rodriguez 2ème partie
Bony
Yannick Robert
Docteur Philippe Proux
Franck Dion 1ère partie
Franck Dion 2ème partie
Franck Dion 3ème partie
Yoann Laurent
Carine Hinder et Jerôme Pélissier
Dominique Ehrhard
Christian Martinez
Maxime Savariaud
Véronique Claude
Shadi Torbey

 


  

Saison 2 
 

Fabien Bleuze
Serge Laget
Djib 1ère partie
Djib 2me partie
Florian Sirieix
Farid Ben Salem 1 ère partie
Farid Ben Salem 2ème partie
Julien Lamouche
Jean-Louis Roubira 1ère partie
Jean-Louis Roubira 2ème partie
Philippe des Pallières 1ère partie
Philippe des Pallières 2ème partie
Julian Malgat Tome 1
Philippe Tapimoket 1ère partie
Philippe Tapimoket 2ème partie
Théo Rivière
Reixou
Nicolas Bourgoin
Natacha Deshayes
Gary Kim 
Emmanuel Beltrando
Tony Rochon

Thierry Saeys
Lia-Sabine
Igor Polouchine 1ère partie
Igor Polouchine 2ème partie
Bernard Tavitian
Marcus 1 ère partie
Marcus 2ème partie
Gaetan Beaujannot

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