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d'événements ludiques
Jeux Viens à Vous Sébastien Pauchon
Cette semaine je m'entretiens avec Sébastien Pauchon, fondateur de GameWorks, auteur de talent, ancien joueur de billard et l'un des membres des Space Cowboys.
Avant cet entretien, Sébastien était pour moi un réel mystère : Un regard noir, un calme implacable, un caractère de pur suisse. Je n'arrivai pas à le cerner.
J'en sais depuis peut être un peu plus : Un homme très courtois, à l'humour discret mais bien présent, toujours au calme implacable et avec qui l'on prend beaucoup de plaisir à s'entretenir.
Nous parlons de sa carrière de joueur de billard, de GameWorks sa maison d'édition, de son métier d'Auteur, des Space cowboys , et de la polémique sur Time Stories.
Attention "Spoiler" : cet entretien comporte des images du prototype Time Stories pour le scénario Asylum
1) Sébastien Pauchon, aurais-tu la gentillesse de te présenter?
Bonjour, je suis actuellement auteur / éditeur de jeux de société, actif dans le milieu depuis 2004. Je vis en Suisse et j'ai suivi la filière habituelle des acteurs du monde ludique : Baccalauréat, demie-licence en langues orientales, graphiste en dilettante, joueurs de billard à plein temps de 1996 à 2002, auteur d'un livre sur le billard américain en 2001 (www.lebillard.ch), auteur de jeu depuis 2004 (primé à Boulogne-Billancourt 2005 et 2006, première édition en 2006 avec Yspahan), et finalement éditeur (GameWorks depuis 2006 et Space Cowboys depuis 2013). Bref, du grand n'importe quoi.
2) Comment arrive-t-on un jour à vivre du billard? Comment tes proches (et moins proches) ont réagi à cela ?
En s'entraînant 8 heures par jour, en jouant tous les tournois possibles, en ayant des prédispositions et en n’habitant pas en Suisse. Autant dire que j'ai bel et bien fait du billard mon activité principale pendant plusieurs années, avec une approche professionnelle, mais de là à gagner ma vie...
Comment tes proches (et moins proches) ont réagi à cela ?
Moins bien que lorsque je me suis lancé dans les jeux, mais pas trop mal.
Quand tu as enchainé avec éditeur de jeux, de nouveau un métier particulier aux yeux du grand public, t’a-t-on demandé si tu allais faire un jour un "vrai métier" ?
Oui, mais moins que lorsque je ne faisant que du billard. Disons que lorsque j'ai passé auteur de jeux, on a continué à se gratter la tête autour de moi. Au moment où nous avons fondé GameWorks en 2006 ça commencé à aller mieux, et depuis certains de mes amis pensent même que j'exerce un vrai métier.
"Dans la vie y’a pas que les jeux, y‘a aussi le billard! "
Sébastien rencontre Grady "The professor" Mathews pour une leçon de One Pocket un cadeau d'anniversaire
3) Dois-je comprendre que tu as vécu quelque part au « crochet » de quelqu’un durant les années billards ? Est-ce la passion du jeu qui t’a fait « revenir à une certaine réalité » ou tout autre chose (l’envie d’entreprendre, etc. …) ?
Mon épouse a à la base une formation commerciale, et bien qu'elle ne lui serve plus trop maintenant qu'elle est animatrice radio, cela lui a toujours permis d'avoir un job à temps partiel, même durant ses études. De mon côté, je faisais des mandats à gauche à droite de tout et n'importe quoi, dont régulièrement du graphisme. Donc un peu de bric et de broc, mais c'est vrai que si nous n'avions pas eu un semblant de revenu stable, l'aventure billard aurait été un peu plus compliquée, pour ne pas dire impossible.
J'ai fini par arrêter le billard car j'étais arrivé à point où j'aurait dû donner encore plus, et notamment aller constamment à l'étranger. Comme c'était avant l'ère EasyJet, que nos finances n'étaient pas très larges et que je n'avais pas encore vraiment le niveau pour assurer des gains en tournois d'envergure, la position était délicate. À cela s'ajoute la naissance de notre fille en 2000, ce qui aurait engendré des sacrifices que je n'étais au final pas près à faire. Et donc voilà, exit le billard.
Le jeu a toujours été une activité que j'ai pratiquée depuis très jeune (les échecs avec papa, le Stratego avec les cousins, etc.), le hasard des rencontres et de la vie m'a fait connaître les jeux "modernes" à un moment où je me demandais ce que j'allais bien pouvoir faire, puis tout s'est accéléré/emboîté sans réelle préméditation.
4) Un chef d’entreprise c’est quelqu’un qui songe avant tout la réalité avant la passion, comment arrives-tu à coïncider les deux dans un milieu dit de passionnés ?
L'un n'empêche pas l'autre, surtout dans un milieu pour lequel il n'existe pas de filière ou de formation officielle. Du joueur au chef d'entreprise, en passant par l'auteur et l'éditeur, on ne trouve finalement que des passionnés. Je n'échappe donc pas à cette règle.Le jeu avant tout, les circonstances ont simplement fait que je fais aujourd'hui partie de GameWorks comme des SpaceCowboys, mais cela ne change pas vraiment mon approche.
Malcolm et Sébastien au début de Gameworks
5) Sur cette question d'être passionné, crois-tu que cela est nécessaire ou pas? Je vais un instant me faire l’avocat du diable si tu le veux bien, demande-t-on à un chef d’entreprise dans le btp d’aimer les parpaings ? En ce sens, doit-t-on être vraiment un passionné afin de faire des bons jeux ?
Bien que je ne connaisse pas de passionnés du parpaings ;-) on a toujours meilleur temps d'être passionné par son boulot : d'une part, cela n'en fait du coup pas un boulot, ce qui est plutôt agréable, et d'autre part il y a plus de chances que le résultat final soit toujours poussé un poil plus loin par un passionné plutôt que par celui qui fait "juste" son travail.
Mais on mélange ici création, développement, gestion, vente, etc. Tous les postes ne profitent probablement pas de la même manière de la passion ludique. Par exemple, vendre des jeux en n’étant pas passionné est moins difficile (mois difficile, hein, pas plus facile !) que d'en créer ou de les développer.
Et pour reprendre la comparaison avec le parpaing, je ne pense pas que les acteurs du secteur bâtiment spécialisés en la matière aient commencé leur carrière dans leur jardin à couler du ciment, le soir et les WE en famille et entre potes, dans des conventions, ni au Festival International des parpaings de Cannes. Or pour le jeu, presque tout le monde a commencé comme joueur/auteur/animateur passionné par le jeu. C'est donc un peu différent.
6) Tu disais être père de famille, qu'est-ce que cela a changé fondamentalement dans ta vie ?
Pas grand chose, en fait. Comme tout parent, il a fallu ajuster un peu nos horaires et nos emplois du temps, mais comme mon épouse et moi avons tout deux des activités assez flexibles, nous avons pu continuer nos "carrières" tout en étant très présents à la maison.
Est-ce que ta vision du monde a changé ?
Oui, mais c'est une question métaphysique à tiroirs, je ne pense pas avoir assez d'encre pour vraiment développer cela ici ;-)
Comment gères-tu les déplacements (festivals...) avec la vie de famille ?
Assez bien. Avec GW, nous n'avons jamais été présents partout, nous nous sommes limité aux incontournables comme Cannes, Essen, Nuremberg, Göttingen, ce qui n'est pas si difficile à gérer que cela. Et avec les Space, on se répartit le travail, sachant que j’échappe à la plupart des événements en France, géographie oblige.
La team space cow boys teste Elyseum pendant que Cyril joue à Candy crush
7) Le billard est un sport solo, GameWorks était une petite maison d’édition (malgré de très bons jeux), tu collabores maintenant avec les SpaceCowboys, qui enchaînent les succès, est ce que la façon de travailler pour toi est différente ? Recherchais-tu quelque part moins d’isolement par ce biais ? L’âge et l’expérience changent-t-ils quelque chose à tout cela ?
Le seul changement réel est le fait de collaborer non plus à deux mais à dix. Cela veut donc dire plus de compromis, plus de manières de faire à ajuster les unes aux autres, etc. Mais cela veut aussi dire plus de puissance de feu, plus d'énergie et de gens qui tirent à la même corde. Au final, nous faisons néanmoins toujours la même chose : des jeux qui nous plaisent, le mieux possible.
Le passage chez Les SC est plus le fruit du hasard des calendriers qu'une volonté de changer d'orientation ou de méthode de travail. Cela faisait un moment que j'avais commencé à décliner toutes les propositions "externes" faites à GameWorks, car je voulais me remettre plus à la création, lorsque Marc et Philippe m'ont exposé le projet SC et proposé de rejoindre le trio de base (Marc-Philippe-Croc) pour former une équipe de cinq (avec Cyril). Comme j'avais justement le champ libre et que le projet était pour le moins séduisant, cela a été vite réglé… Pour ce qui est de l'âge, je tiens à préciser que ce n'est pas moi le plus vieux !
8) Marc Nunes disait dans une interview, qu’il n’était pas un joueur « core » comme vous autres, penses-tu que la vision d’un joueur du « dimanche » n’est pas un atout favorable dans la vision de la création afin de ne pas oublier parfois l’essentiel du jeu de société : passez un bon moment. Ou bien pensez-vous avoir tous gardé votre âme d’enfants ?
Nos jeux ne sont pas vraiment ultra-core (Black-Fleet, Splendor, Final Touch...), et tout le monde est de ce fait à même de donner son avis et la vision de tout le monde est bonne entendre. Accessoirement, toute l'équipe est à même d'évaluer nos projets, car même si Marc joue peut-être moins que certains d'entre nous, nous ne sommes pas non plus des joueurs uniquement core.
Je joue par exemple pour ma part aussi volontiers à Puerto Rico qu'à The Game, en passant par Genial, Time’s Up et les autres Catane et Aventuriers du Rail. Si on regarde les quelques titres que j'ai signés ou co-signés (Jaipur, Yspahan, Metropolys, Corto, Jamaica...) on n'est pas non plus dans du ultra-lourd. Et pour répondre à la dernière question, je crois qu'on a en effet tous gardé un esprit de gamin, et ça c'est bien.
Egalement sa vision économique en tant qu’ancien patron d’Asmodée a-t-elle une part importante dans la phase de création ?
Pas vraiment dans la phase de création, beaucoup plus pour tout ce qui est finalisation du jeu, marketing et distribution. C'est clairement Marc qui tient la bourse de ces domaines, et qui gère la société dans son ensemble.
Marc Nunes sosie officiel de Gilles Lellouche
9) Jaipur, est selon moi un excellent jeu.
Eh bien selon moi... Non, je rigole, merci beaucoup.
Peux-tu nous raconter son histoire de l’idée de base
L'idée de base n'est pas tant une idée qu'une envie. J'ai réfléchi à une production à coup de dés qui ne soit pas celle de Catane, cela a finalement mené à Yspahan. J'ai réfléchi à un jeu ayant une phase de troc comme à Catane, mais qui soit plus rapide, cela a mené à Jaipur. On pourrait presque en déduire que Catane, c'est la base ;-) . Je ne sais pas comment jouent les autres, mais chez nous un Catane, c'est Villes et Chevaliers, 4 joueurs, le troc est primordial et une partie dure facilement 2h30. Je trouve cette phase de troc vraiment fascinante, mais bon, c'est parfois long.
C'est de ça qu'est né un marché "inerte", qui accepte toujours les échanges afin que le rythme de jeu soit ininterrompu. Les premiers essais ont eu lieu dans un train avec Malcolm (Braff) et des cartes standard. On cherchait à réaliser des combinaisons de poker, mais c'était surtout un prétexte pour expérimenter ce marché neutre. J'ai rapidement eu envie de faire plus de familles que les quatre proposées par les cartes traditionnelles, et le hasard (et aussi, le talent de Frank Dion) m'ont fait utiliser celles de Mare Nostrum. Je mentionne ce détail, car c'est à la présence des impôts, qui sont en plus grand nombre que les autres cartes et qui ne sont pas vraiment des marchandises, que l'on doit au final les chameaux, que l'on ne prend pas en main et qui ne sont pas vraiment une marchandise non plus dans Jaipur. Comment s'est faite la connexion, ça, je ne m’en rappelle plus.
Etait-ce pour jouer avec ton épouse ?
Le jeu n'a pas été créer avec pour but de jouer avec mon épouse, mais c'est vrai que c'est une qualité (de pouvoir facilement convaincre son conjoint de faire une partie) qui revient souvent dans les forums et reviews, autant de la part des joueuses que des joueurs. Mais ça, c'est le résultat final, à savoir un jeu compétitif sans réelle agression directe, qui en est la cause, ce n'étais pas une intention de départ. Et c'est sans doute un des éléments clé de son succès au fil des ans.
A ses résultats de vente
Le ventes sont bonnes, on a passé la barre des 100'000 en début d'année. Même si cela s'est fait relativement lentement (le jeu date de 2009) c'est vraiment bien pour un jeu à deux, et les US sont en train d'accélérer, on verra donc de quoi demain est fait.
En passant par tes doutes (si tu en as eu) durant la création ?
Je n'ai pas vraiment eu de doute lors de la création du jeu. Il aura fallu quelques réglages, mais rien d'extrême. Le nombre de marchandises et leur valeur sont là depuis presque le tout début. Le changement principal a été l'introduction des jetons pour calculer les points ; à l'origine, par soucis de pureté du matériel, tout était sur un plateau : une piste pour chaque stock de marchandise, ainsi qu'une piste de point pour les joueurs.Il y avait deux soucis majeurs à cela :1) Il fallait faire des calculs constants (je vends 4 cartes, ça me rapporte 5+4+3+2, soit 14, j'ai déjà 17, donc je déplace mon marqueur sur 31). Et comme on fait tout de même beaucoup de ventes en une manche, les calculs prenaient vraiment le pas sur le flow du jeu.2). On avait une vision très précise des points de chacun, ainsi que des points restants, ce qui donnait des fin de manche sans grande tension, limite on pouvait en abandonner certaines.
Les solutions sont celles que l'on trouve dans le jeu actuellement, à savoir que l'on prend autant de jetons que de cartes vendues, et on ne fait des maths qu'à la toute fin (et en faisant des paquet de 10, cela passe comme une lettre à la poste). Aussi, l'introduction des jetons bonus cachés amène assez d'incertitude pour que l'on ne puisse pas vraiment compter les points de chacun. Il m'arrive parfois d'y croire jusqu'au bout alors que j'ai 10 points de retard, et ça c'est plutôt un effet positif. Dernier réglage, dans chaque famille, il y a une carte de plus que de jetons, ce qui assure que la plupart des manches finissent à cause des 3 marchandises vidées plutôt que la fin de la pioche; cela amène des fins de manches plus tendues.Niveau édition, on a aussi fait des essais pour contourner complètement le décompte final (par exemple en pesant les jetons accumulés) mais rien de concluant n'a été trouvé.
Le prototype d'Yspahan
10) Tu nous parlais de Catane comme un jeu phare.
Il est souvent dénigré aujourd'hui par les joueurs un peu core, alors que j'estime comme toi que c'est une base des jeux de société modernes. Souhaiterais-tu nous parler de tes 3/4 jeux phares qui ont changé le monde du jeu, et ce qu'ils ont apportés selon toi ?
Je ne suis pas vraiment un historien du jeu, donc je ne suis pas très au fait de la réelle influence de telle ou telle sortie sur le monde du jeu. Néanmoins, il se dit que Catane a littéralement relancé le marché du jeu dit « moderne ». Il a sans doute également servi d'ambassadeur au Spiel, tout comme Carcassonne, vu les millions de boîtes vendues de par le monde.Concernant le dénigrement des joueurs core, c'est vrai que j'ai souvent lu des critiques peu positives à l'égard de Catane. Le jeu de base est bel et bien un peu "léger" et la chance y tient un rôle assez fort, ce qui ne plaît pas aux joueurs core, mais convient en revanche très bien aux familles ou au joueurs qui débutent dans le monde du jeu.
Néanmoins, Villes et Chevaliers à 4 joueurs expérimentés est probablement mon jeu préféré de cette catégorie (comme je le disais plus haut, une partie dure facilement plus de 2 heures). Une fois que tout le monde maîtrise les règles, connaît bien les cartes spéciales et est parfaitement au clair avec le fonctionnement des chevaliers, cela donne vraiment des parties épiques. Contrairement à ce que l'on pense, il est possible de récupérer des situations complètement désespérées, à coup de troc de cartes, de citadelles, etc. Bref, moi je trouve super.
J'avoue que je ne jouerais plus aujourd'hui au jeu de base, ni à pas mal de spins-offs, mais Catane reste quelque chose de spécial, et dans sa globalité un réel phénomène.
Sinon, il y a fort à parier que les premiers de chaque genre qui ont été des succès ont par définition chamboulé la suite : le premier stop ou encore (Can't Stop ?), le premier jeu de majorité (El Grande ?) le premier coopératif (Les Chevaliers de la table Ronde ?), le premier Deck-building (Dominion), le premier JCC (Magic), Le premier Legacy, etc, etc. Ils ont chacun apporté une nouvelle niche mécanique à explorer, ce qui rend le champ de la création toujours un peu plus vaste, pour le plus grand plaisir des joueurs. Je me rappelle lorsque Bernd (Brunnhofer, alors patron de Hans im Glück) nous a expliqué les règles Dominion à Essen… C'était un moment extraordinaire. Idem lorsque nous avons ouvert Risk Legacy pour la première fois.
11) Sortons un peu du monde du jeu, tu es Suisse, un pays avec une histoire particulière en Europe, très pauvre jusqu’en 1515, et puis qui va devenir le mercenaire du roi de France, François 1er, et s’enrichir peu à peu pour se retrouver avec le statut actuel, de pays riche en plein de cœur de l’union européenne.Comment vois-tu ton pays, avec l’image qu’il possède actuellement (l’évasion fiscale notamment), et que voudrais-tu nous dire sur ton pays qui sort de ces aprioris ?
La Suisse est en effet connue pour ses banques, mais pas que : neutralité, précision, horlogerie, chocolat, ski, fondue, montagne, paysage à la Heidi, autant d'éléments qui sont tout autant présents dans son image. Pour le reste, je n'ai pas vraiment de discours politique, donc rien de spécial à ajouter si ce n'est que de manière générale il y fait plutôt bon vivre.
Découpe de punch, c'est aussi cela le métier d'éditeur!
12) Certains considèrent le jeu comme un art à part entière, es-tu d’accord avec cette définition ?Et si oui, penses-tu que le jeu, comme le font les artistes, peut avoir un message à transmettre (écologie, humanisme, connaissances etc…) ou bien doit-t-il rester seulement ludique et créatif ?
Si l’on considère l’acte de création qu’un prototype représente, la créativité nécessaire à son édition et ce qu’insuffle ensuite l'illustrateur, on peut décidément classer les jeux dans la catégorie des arts. D’un autre côté, c’est aussi un produit purement commercial, ce qui est moins glamour, mais n’est-ce pas le cas de par exemple le cinéma ou la musique ? Le débat sur la notion d’art se fait toujours sur un sol mouvant, à chacun de définir son approche. Par exemple, à l’époque où je ne faisais que du billard, j’estimais être un sportif à part entière, ce qui faisait gentiment sourire mon entourage ;-)
Pour ce qui est d’un message à transmettre, c’est délicat. Bien que cela soit un peu taillé à la hache, on peut presque affirmer que plus un jeu est intentionnellement pédagogique, moins c’est un jeu. Il y a probablement des exceptions, et on peut imaginer un thème (médical, social, écologique, etc.) spécifique qui collerait parfaitement à un jeu qui serait avant tout un bon jeu, mais c’est peu probable.
Par exemple Kimaloé, que nous avions fait avec Malcolm et Dominique (Ehrhard) pour l’ONG Terre des Hommes sur les droits de l’enfant : nous l’avons conçu avec comme leitmotive que ce serait un jeu auquel on pourrait «jouer pour jouer», on y a mis un peu de poésie (l’échelle des points avec l’enfant et l’adulte qui ne peuvent pas être trop séparés, le look général, le mission des joueurs), et ce n’est ni un quizz, ni un jeu qui ne ferait que rabâcher le message recherché. Aussi objectivement que possible, je dirais que dans le genre il est plutôt réussi.
Mais, si on regarde de plus près, nous avons réduits les dizaines d’articles qui constituent la charte des droit de l’enfant à 9 droits fondamentaux, on y aide les enfants à coup de cuiller à pot –hop, ils sont sauvés– et c’est presque tout. Au final, c’est plus un jeu qui au mieux sensibilise ses joueurs à la thématique. Le message est donc très faible.
Notez au passage que d’instinct j’ai écrit plus haut « dans le genre ». On y verrait presque un réflexe de s’excuser des éventuels manques ludiques du jeu, dus à son thème. C’est sans doute un lapsus qui n’est pas innocent...
Un dernier point concernant l’aspect pédagogique du jeu : on oublie souvent que ce n’est pas le thème d’un jeu qui est pédagogique, mais le fait de jouer ! Être ensemble autour d’une table, respecter un cadre de règles strict dans lequel il faut néanmoins être le plus créatif possible pour optimiser sa stratégie, se fendre la malle, s’envoyer des pains, apprendre à gagner, apprendre à perdre, à jouer en coopératif, à compter, à estimer, à extrapoler etc. etc. La liste des qualités intrinsèques du jeu est interminable. Inutile donc d’ajouter une couche pédagogique, surtout si c’est au détriment de la qualité du jeu.
Le proto d’Yspahan aux premières rencontres suisses de créateurs, avec notamment Manu Rozoy et Malcolm Braff
13) Par rapport, au fait de réussir ou pas un jeu, as-tu subi des échecs ou critiques dans le monde et si oui comment les gères-tu?
Plutôt bien, mais je dois avouer que je n’ai pas connu beaucoup de refus ; Yspahan a fini chez Ystari avant que je ne démarche d’autres éditeurs, Metropolys est passé par Hans im Glück et Alea pour quand même rapidement finir chez Ystari. On a mené un projet avec Malcolm et Bruno qui est resté en stand-by chez Ravensburger pour ne finalement pas aboutir, et c’est déjà tout.
Ensuite, démarrage de GameWorks, ce qui permet de s’auto-éditer, donc là c’est facile. Les derniers jeux auxquels j’ai contribué en tant qu'auteur (Cantuun, SwissIQ, Corto) étaient soit des commandes, soit des co-créations de jeux dont l’édition était déjà assurée. Bref, tout ça pour dire que je n’ai pas eu à subir tant de refus que cela, ce qui peut sans doute finir par être décourageant.
Concernant les critiques, que ce soit un jeu dont je suis auteur/co-auteur ou d’un jeu que je n’ai « que » édité / co-édité, il faut savoir vivre avec. Sur les touts premiers jeux, c’était un peu plus dur, parce que c’est la première fois, et qu'on aimerait que tout le monde aime et acclame notre géniale création. Par la suite, on se rend compte que faire l’unanimité est très rare, pour ne pas dire impossible.
Les plus pénibles sont les critiques subjectives qui affirment néanmoins sur un ton péremptoire que blibli ou blabla, car on pourrait presque les prendre personnellement. Mais là aussi, avec un peu de recul et d’expérience, ça passe tout droit parce que justement, on ne plaira jamais à tout le monde.
Test de jeu avec Tom Lehmann au Gathering
En tant qu'éditeur, comment gères-tu également le fait de dire à un auteur amateur, dans un univers de passionnés : "ton jeu n'est pas abouti, il ne le sera d'ailleurs certainement jamais..." ?
« Ton jeu n’est pas abouti », ça je gère sans problème : soit c’est objectivement et mécaniquement démontrable, auquel cas il ne reste à l’auteur plus qu’à trouver des solutions. Soit c’est sur un ressenti, une frustration de joueur, ou juste moi qui n’aime simplement pas le jeu, auquel cas je préviens toujours en expliquant que cela ne reste que mon avis à moi, pas une vérité absolue. L’auteur en fait en suite des choux et des pâtés.
« Il ne le sera d'ailleurs certainement jamais… » ça aussi je gère sans problème : je ne le dis jamais ! Et pour cause, cela ne peut pas être vrai. Il y a toujours moyen d’ajuster une idée, aussi farfelue soit-elle. Donc faire aboutir un jeu est toujours possible, même pour un auteur en herbe.
T'es-tu retrouvé dans des situations humainement difficile à gérer afin de ne pas blesser les gens ou considères-tu qu'après tout c'est a chacun de gérer sa part d’affect ?
Oui cela arrive, et c’est vrai que c’est parfois délicat. Mais à partir du moment où nous sommes polis, attentifs, bienveillants et que nous consacrons parfois plusieurs heures à un auteur, je n’ai aucune peine à donner un avis cash. Si la personne le prend mal, c’est regrettable, mais en même temps demander un avis « pro » c’est s’exposer à des critiques pointues, il faut être prêt à tout entendre. Sachant qu’au final c’est pour le bien du jeu, et parfois pour le bien de l’auteur, par exemple lorsqu’il est à deux doigts de se lancer tête baissée dans de l’auto-édition coûteuse.
Test de proto (très) avancé de Corto Maltese avec Laurent Escoffier et des amis.
14) Revenons sur Time stories, jeu merveilleusement bien accueilli à sa sortie, d’ailleurs tous les auteurs ou éditeurs y ayant joué m’en font l’éloge. La grande « critique » a été le prix, en rapport au fait qu’il n’y a qu’un seul scénario dans la boîte de base et que celui-ci n’est jouable une seule fois, puis qu’ensuite chaque nouveau scénario coûte 20 euros. Je dois te faire une confession, je viens d’acquérir Time Stories d’occasion, je n’y ai pas encore joué à cet instant même, et je suis d’ailleurs très pressé de l’essayer vu les éloges que l’on m’en fait, mais je dois t’avouer que je ne l’aurais pas acheté neuf. Est-ce que c’est quelque chose que tu entends ou bien penses-tu que le fait que vous ayez testé le jeu pendant plusieurs années, explique la raison de « rentabiliser » le jeu maintenant ?
J’entends bien le « problème » du prix que beaucoup soulèvent, mais je n’en comprends pas la virulence : Time Stories est un projet hors normes, avec un modèle économique et mécanique qui sortent de l’ordinaire, certes. Mais, tout le monde le sait, ceux que cela dérange peuvent aisément passer leur chemin. Quand je lis certaines critiques, on dirait que nous avons fait 3 ans de pub en promettant le nouveau Caylus ou Puerto Rico, une profondeur de jeu inépuisable, une rejouabilité infinie, et une fois que tout le monde l’a acheté, « Ha ha, on vous a bien eus ! ».
Ce n’est autant que je sache pas comme cela que cela s’est passé, d’ailleurs, nous n’avons pas fait tant de pub que cela, le buzz s’est fait en grande partie tout seul. La majorité des joueurs/testeurs de la première heure ayant en effet trouvé que TS sortait suffisamment de l’ordinaire pour en parler autour d’eux.
Donc oui, à ce jour un scénario n’est pas vraiment rejouable, à part peut-être La Prophétie des Dragons, que l’on peut essayer de mener à bien avec des équipes de personnages différentes. Oui, une fois l’intrigue connue, le chemin idéal trouvé et les twists découverts, et bien voilà, le vin est éventé. Mais bon, on a tout de même passé entre 3 à 6 heures avec des potes à se fendre la malle et à vivre une aventure.
Vous trouvez que cela n’est pas un système de jeu convainquant, que des aventures de ce style ne vous plaisent pas ? Pas de soucis, n’y jouez pas.
Vous trouvez que 20 euros pour une nouvelle aventure de X heures avec vos amis c’est trop cher payé ? Pas de problème, ne l’achetez pas, ou faites-le vous prêter.
Il n’y a pas vraiment de problème, en fait. ;-)
Souhaiterais-tu expliquer à nos lecteurs ce que cela coûte en temps et en argent de réaliser un tel projet ?
Manu a passé cinq ans dessus, moi trois à 150%, puis les SpaceCowboys en équipe une bonne année et demie. Les illustrations, traductions, mises en page et relecture pour 150+ cartes par scénario, je ne vous dis pas, je laisse le soin aux lecteurs d’imaginer ce que cela peut coûter.
Et pour ce qui est des tests, c’est un enfer : vous prenez 4 joueurs qui ont 3-5 heures de disponibles, vous leur faites tester votre scénario, vous notez tous ce qui ne va pas, avec un peu de chance vous découvrez un problème structurel conséquent dans votre deck, vous refaites les cartes, changez les scènes et la narration, ajustez les items, les boucliers et éventuelles énigmes, redécoupez vos 150 cartes, et vous êtes prêt à vous mettre en chasse d’un autre groupe de 4 personnes n’ayant jamais joué, et ça repart comme en 14, si ce n’est qu'un mois a passé. Répétez ad nauseam.
Je ne me plains pas, hein, c’est ça de créer un jeu. Mais pour le coup, et pour en avoir crée/édité plus d’un, force est d’admettre que c’est un projet qui ressemble à nul autre et dont la masse de travail est vraiment extra-ordinaire. Aussi objectivement que possible, je dirais qu’un scénario complet de A à Z, c’est deux voire trois fois le travail à fournir pour un jeu de plateau « normal ». Mais bon, je suis suisse, et donc un peu lent.
J'avais cru comprendre que l'auteur Manuel Rozoy, avait été touché par certaines critiques, comment as-tu vécu toi personnellement la sortie de Time Stories ?
Il y a eu une critique sur le web qui est parti en vrille assez rapidement. C’est un malheureux concours de circonstances ; l’auteur de la critique aurait peut-être pu attendre d’avoir joué pleinement au jeu (plus qu’un run) avant d’émettre sa critique –qu’elle soit positive ou négative d’ailleurs– et l’auteur du jeu aurait sans doute pu tourner 7 fois sa langues dans sa bouche avant de s’enflammer. Bref, le problème de l’instantanéité des réseaux modernes, en fait.
Personnellement, j’ai assez bien vécu la sortie, car c’est vraiment le résultat de trois ans de travail de forcené. C’est donc un sacré soulagement de ne plus avoir cette charge à porter et comme l’accueil est tout de même majoritairement positif, c’est gratifiant de se dire que nous n’avons pas fait tout cela pour rien. Je ne suis pas particulièrement touché par les critiques négatives, car c’était clair dès le début du développement que ce serait un jeu clivant : on adore ou l’on déteste, mais c’est rare de voir quelqu’un rester indifférent.
Enfin, comment vois-tu l’avenir pour de tels projets dans le futur ? Penses-tu que le financement participatif et le soutien de grosse boîte comme Asmodée va permettre à des gens comme toi de concrétiser de plus en plus ce genre de jeu ?
Je n’en sais rien. J’ai l’impression que ce genre de projets émanera toujours d’un groupe de passionnés qui se soucient bien peu de la rentabilité. Ce n’est qu’une fois que le projet est bien avancé, que l’on a réussi à faire coïncider la vision d’origine avec un prototype jouable, que le soutien financier entre en jeu. Si l’idée est vraiment novatrice, elle trouvera probablement toujours son financement. À l’origine, lorsque nous l’avons signé, TS allait paraître chez GameWorks, ce n’est pas non plus comme si nous étions une multi-nationale (bien que nous soyons basés dans la même ville que Nestlé).
Néanmoins, il est vrai que les participatif peut permettre à des projets atypiques de voir le jour, car le risque financier est moindre, voire nul. C’est encore mieux qu’une étude de marché vu que le retour du public cible est immédiat. Alors que de soutenir un projet qui n’a pas d’équivalent c’est tout de même un sacré acte de foi, vu que l’on ne peut se baser sur à peu près rien de concret.
Images du prototype d'Asylum
15) Dis moi le jeu qui selon toi manque à la liste de Jeux Viens à Vous
http://manuvotreserviteur.wixsite.com/jeuxviensavous/jeux-
Les Aventuriers du Rail
Kingdom Builder
Dominion
Genial
Blokus
Codenames
Ville et Chevaliers
Ricochet Robots
Les Cité Perdues
Mr Jack
Puerto Rico
Jamaica
Sebastien, j'ai dis UN jeu! ;-)
Le prototype d'Yspahan, le jeu de dés, prototype en développement !
16) Quand tu quitteras le monde du jeu, d'une manière ou d'une autre, que souhaiterais-tu que l’on retienne de toi ?
Boaf, c’est égal, je ne serai plus là pour le voir. En revanche, ce qui serait sympa c’est que quelques jeux dont je suis auteur/co-auteur me survivent. C’est déjà sympa de voir par exemple sur BGGeek qu’il y a des gens aux quatre coins de la planète qui y jouent, mais j’imagine que c’est encore plus sympa quand on peut dire que cela fait 30 ans que l’on y joue, ou encore pour les générations suivantes, "c’est mon arrière grand-papa qui l’a créé il y a 60 ans ». Mais ça, seul l’avenir nous le dira
Que souhaiterais-tu que l'on retienne de toi? Euh...non pas ça Sébastien! ;)
17) C’est malheureusement la fin de cette interview et ce sera donc la dernière question, Sebastien Pauchon, en considérant ta vie personnelle et professionnelle dirais-tu que tu es un homme heureux ?
Oulllà, encore une question métaphysique ! À l’échelle de cette interview et du monde du jeu, on peut dire que je suis heureux. Mais, c’est tout de même tempéré par l’échelle cosmique, car là c’est plus compliqué. Disons que la moyenne fait que jusqu’ici je suis plutôt content de ce qui m’arrive. Comme tu peux le constater, le Suisse est souvent très très tiède. :-)
Merci Sébastien pour ta gentillesse et ta disponibilité
La semaine prochaine, je m'entretiendrais avec un auteur graphiste voyageant parfois du côté de Cuba...