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d'événements ludiques
Jeux Viens à Vous Vincent Dutrait 1ère partie
Cette semaine je m'entretiens avec Vincent Dutrait, illustrateur de grand talent, pour la littérature jeunesse mais également de nombreux jeux.
Un homme humble, discret, expatrié en Corée du sud, où il continue de travailler pour les éditeurs français mais également coréens.
Son actualité est d'ailleurs riche avec la sortie de Dolorès et la campagne kickstarter de Rising 5
Echanger avec Vincent Dutrait a été un réel plaisir, je ne le connaissais que très peu, mais l'entretien réalisé il y a plusieurs mois par Ian Parovel m'a donné envie d'en savoir plus sur lui et je dois avouer que je n'ai été déçu ni par le professionnel et encore moins par l'homme.
http://www.trictrac.tv/video/Dans_la_tete_de_Vincent_Dutrait_par_Ian_Parovel
Un homme avec des valeurs à l'ancienne pour qui le travail et l'effort sont des valeurs importantes.
J'ai décidé après mûre réflexion de couper cet entretien en 2, non pas que le nombre de questions est été plus importante mais les réponses de Vincent ont parfois été très complètes et d'un intérêt rare, de magnifiques photos de lui entrain d'exercer son art viennent agrémenter cet entretien .
Dans cette première partie, nous avons évidement évoqué son métier, son pays d'adoption, l'école Emile Cohl où il a appris sa passion mais également ensuite enseigné, ainsi que la valeur de l'effort.
1) Vincent Dutrait auriez-vous la gentillesse de vous présenter ?
Je suis illustrateur depuis pas loin d'une vingtaine d'années. J'ai appris l'illustration et l'infographie à l'école Emile Cohl à Lyon de 1994 à 1997 (école où je suis retourné enseigner ensuite) et je me suis lancé dans le bain tout de suite après. J'ai commencé à travailler en édition jeunesse en illustrant des recueils de contes, des romans, des albums, des magazines. Petit à petit, j'ai pu aborder des genres qui ne tenaient (et me tiennent toujours) particulièrement à cœur comme l'aventure, la fantasy et l'héroic-fantasy. J'ai d'ailleurs travaillé plusieurs années dans les univers du jeu de rôle avec de nombreuses participations aux gammes Dungeons & Dragons et Pathfinder.
Au début des années 2000, j'ai fait quelques incursions dans le monde du jeu de société. Depuis quelques années, en reprenant le fil avec Gameworks pour Water Lily et Tikal 2, j'ai remis le pied à l'étrier ludique et désormais je me consacre principalement et quasi-exclusivement à l'illustration de jeux de société.
"Quand on comprend qu'on ne dessine plus pour soi mais pour les autres !"
2) Que représente pour vous le fait de dessiner? Est-ce un pouvoir le fait de faire prendre vie de ses propres mains des personnages, des objets des situations?
Dessiner ce fut une passion que j'ai transformé en travail. J'ai toujours dessiné et mon apprentissage à l'école Emile Cohl m'a permis de structurer tout ceci et poser les premières bases de mon édifice que j'allais développer par la suite et que je tente d'améliorer et approfondir au jour le jour.
C'est vrai que dessiner c'est donner vie à des personnages, des situations. Mais il me semble que c'est la partie visible de l'iceberg créatif. Et si on en reste là, ça peut finalement se révéler très « nombriliste ». Car le dessin c'est avant tout un outil de communication. Avant même le fait de créer, inventer, développer, avant de parler d'artistique ou d'esthétique. C'est d'ailleurs un déclic important qui s'opère (ou non !) dans une carrière. Quand on comprend qu'on ne dessine plus pour soi mais pour les autres ! On peut se contenter de dessiner pour soi, pour se faire plaisir ou uniquement pour payer ses factures (en caricaturant à peine). Je trouve cela réducteur et tristement limité. Pour ma part, dessiner ce n'est pas que faire de jolies images et flatter mon égo, c'est surtout élaborer un univers, raconter des histoires, partager des situations avec les lecteurs, les joueurs, transmettre des émotions, des idées, des sentiments.
"Ma vie en Corée influence grandement mon travail."
3) Vous habitez il me semble en Corée du Sud, pays qui m'est totalement inconnu, que pouvez-vous m'en dire ?
Également, pensez-vous que cette culture vous influence sur votre dessin et si oui de quelle manière ?
Je réside en Corée du Sud, plus précisément à Ilsan, une des nouvelles villes en périphérie de l'immense Séoul. De part mon histoire familiale (mon père, jeune retraité, était professeur de chinois et a traduit en français avec ma mère les œuvres de Gao Xingjian et Mo Yan, tous deux Prix Nobel de littérature!) et nos voyages en Asie pendant ma jeunesse, mon attrait pour ces cultures et histoires, ma rencontre avec mon épouse coréenne et mon installation en Corée se sont fait, disons, naturellement.
La Corée c'est un pays et un peuple très différent de ses voisins chinois et japonais. Un peuple qui a souffert tout du long de son histoire (principalement à cause de ces même voisins) et à force de travail et volonté a réussi à se hisser au rang de de puissance internationale en un temps record. Longtemps qualifié de « suiveur » en s'inspirant des modèles mis en place par l'Occident ou les pays asiatiques puissants, la Corée a désormais franchi un nouveau cap en s'affirmant et en proposant de nouvelles idées et de nouvelles projections au monde (on peut le constater via la bataille technologique Apple/Samsung où Samsung est récemment passé devant le géant à la pomme !).
Je vis en Corée au milieu des coréens mais différemment... Je travaille toujours chez moi et ne subis donc pas les affres et difficultés quotidiennes des travailleurs coréens à la spectaculaire cadence acharnée...
J'ai trouvé en Corée un confort de vie qui me semble en perte de vitesse en Europe, que ce soit pour les enfants, notre vie familiale et professionnelle au quotidien. Les coréens sont des gens particulièrement agréables et accueillants, la nourriture est excellente, tout est pratique. On sent un pays foncer en avant, non-stop, en constante effervescence et évolution. Tout est pensé pour se faciliter la vie et en profiter pleinement, autant pour les transports, l'hygiène, la sécurité, l'accessibilité, l'administration, etc.
Ma vie en Corée influence grandement mon travail. Sur le fond et la forme. Tout d'abord, j'ai rencontré ici une famille ludique extraordinaire qui m'a accueilli les bras grands ouverts et s'est bien occupé de moi pour faciliter mon intégration. Que ce soit les éditeurs que je côtoie (Happy Baboab, Mandoo Games, BoardM Factory) ou mes nouveaux amis et collègues, auteurs, éditeurs ou boutiquiers (Gary Kim, Hope S. Hwang, Jade Yoo, Evan Song, Kevin Kim, KJ, Juhwa Lee, Tom,...). Nous nous retrouvons d'ailleurs au moins une fois par semaine pour jouer, travailler, partager idées et informations. Une sacrée émulation ! Et ce sans tabous, préjugés ou défiances. Mes collègues coréens ont bien conscience que le marché du jeu en Corée est « petit » et gagnerait à s'exporter, s'étendre, s'internationaliser. Donc on fonctionne beaucoup ici en communauté pour tout tirer vers le haut et profiter pleinement des expériences et capacités de chacun. Et ce même si on peut se retrouver en concurrence ou à se marcher un peu sur les pieds par la suite. Nous travaillons aussi désormais ensemble sur plusieurs projets, édités ou en cours (Sherlock 13, Rising 5, Dungeon 365...).
Rising 5
Auparavant j'ai déjà résidé en Corée, de 2003 à 2008 où à l'époque j'étais quelque peu éloigné du monde du jeu et je n'avais aucun contact avec les acteurs locaux. Là, je dois dire que je n'attendais pas autant de cette nouvelle « expatriation » (je n'imaginais d'ailleurs pas du tout ces rencontres et découvertes) et tout ceci force à se remettre en question, à voir les choses sous un jour nouveau, à envisager de nouvelles et inattendues perspectives.
Ensuite, quelque chose d'amusant et un peu technique, le décalage horaire. Mine de rien, je travaille toujours majoritairement pour l'Europe. En bref, 10h du matin en France c'est 17~18h en Corée la même journée. C'est une gymnastique intéressante car en journée, disons que je ne suis pas dérangé pour créer, peindre, dessiner. Le décalage horaire m'assurant de grandes plages voire de longs tunnels de tranquillité sans mails ni coups de fil. Je n'ai absolument rien contre les échanges et discussions, bien au contraire mais mine de rien, ça compte (le même feeling que quand on travaille la nuit en ayant le sentiment d'être « seul »). Et je sais me rendre disponible pour répondre en fin de journée et en soirée, à fond, ça fait partie du jeu.
Et sur la forme, je m'inspire beaucoup de mon environnement. En Corée, on pratique très souvent l'épure et l'impact visuel pour transmettre les informations le plus directement et le plus facilement possible. On utilise énormément d'icônes pour simplifier et rendre « universel » un message. De même qu'on utilise souvent les lettres coréennes de manière très très graphique en n'hésitant pas à les manipuler, les déformer. Je trouve qu'en Asie, on a une culture, une approche de l'image et du sens donné aux images très développés. Tout ceci participe grandement à ce que j'élabore tous les jours pour les jeux de société où justement on doit faire comprendre une mécanique par l'image de la manière la plus évidente qui soit
"Ce que je crains le plus, et ce dans tous les domaines, c'est le culte de la performance"
4)Vous déclariez dans une interview :
« Je remarque que nous vivons dans des sociétés où le travail, le labeur a perdu de son mérite, tout est pré-mâché, tout va vite, on veut tout, tout de suite »
Vous qui avez été professeur dans votre ancienne école, comment voyez-vous la solution à ce problème ?
Doit-t-elle venir des parents, des enseignants, ou des élèves eux-mêmes, qui deviendront des adultes responsables à leur tour avec leur vie entre les mains ?
Avez-vous ce sentiment également pour la corée ou est-t-il plus accentué en Europe ?
En Corée ce travers est décuplé ! Ici on n'a pas le temps de reprendre son souffle. « Pali pali ! » comme disent les coréens (« Vite vite ! »). Avec tout ce que ça peut entraîner comme excès, dérapages et écueils mais aussi bonnes choses car les gens sont hyper-réactifs (et hyper-connectés) et ça peut avoir un sacré impact sur la réalisation et la mise en place de projets.
Comme on dit « Rome ne s'est pas faite en un jour » et « c'est en forgeant qu'on devient forgeron ». Quand j'étais enseignant j'avais souvent du mal à faire entendre aux étudiants que j'estimais avoir fait mes premières vraies illustrations professionnelles plusieurs années après avoir fini le cursus d'apprentissage. Et que ce n'est qu'au bout d'une bonne dizaine d'années de travail acharné que j'ai enfin eu le sentiment d'avoir commencé à construire un début de petit édifice qui tenait debout.
Ce que je crains le plus, et ce dans tous les domaines, c'est le culte de la performance. On le constate partout, à la télé, en musique, en dessin... Je disais à mes étudiants que le plus important ce n'est pas d'avoir du travail tout de suite en sortant de l'école. Même si, évidemment, il faut bien payer ses factures et se lancer. Ça, disons que c'est « facile » avec un peu de jugeote car aujourd'hui il y a largement de quoi faire (magazines jeunesse, livres, jeux de société et vidéo, etc), avec en plus la casquette « jeune talent malléable ». Mais le plus important à mes yeux, c'est d'être toujours dans la place dix ans après, et encore dix après.
Un petit aparté technique. Désormais une bonne partie des illustrations est réalisée numériquement via Photoshop, Painter & co. En caricaturant un peu et en forçant le trait dans les lignes qui vont suivre, je trouve intéressant de se questionner sur la pérennité de ces images. Le numérique est un médium jeune, à ses prémices et en constante évolution, progression. Mais, est-ce que ce n'est pas risqué, si on s'y prend mal, de se retrouver avec une œuvre et des images qui peuvent se « périmer » avec le temps à cause des outils employés ? Un exemple avec le cinéma où on constate que les effets spéciaux des films prennent très rapidement de bons coups de vieux. J'avais d'ailleurs lu une interview de Peter Jackson qui envisageait sérieusement de « mettre à jour » sa trilogie du Seigneur des Anneaux toutes les XX années pour lui assurer une vie plus longue, qu'esthétiquement et techniquement les films tiennent encore la route. Alors qu'avec une technique dite traditionnelle (crayons, pinceaux et papier) et pour ma part, les images prendront un coup de vieux parce qu'on maîtrisait moins sa technique au moment de leur réalisation mais elles ne seront pas obsolètes à cause des pinceaux ou du papier (qui sont sensiblement les mêmes outils depuis des décennies voire des siècles). Je trouve tout ceci troublant et on me faisait remarquer que quand on regarde les effets spéciaux de « vieux » films d'une dizaine d'années on rigole mais les illustrations qui ont cent ans, on les étudie ;)
Ce qui rejoint le fait qu'on peut se dire qu'on peut aller vite, que ce n'est pas la peine d'apprendre les couleurs et leurs mélanges car c'est déjà prêt et clef en main dans les logiciels de dessin. De même que les facilités apportées par l'outil numérique permettent d'y aller à tâtons pour élaborer la structure et la composition d'une image au lieu d'apprendre à la concevoir en amont avec des règles, une technique, un processus, lui donner du sens, etc. J'ai le sentiment que trop souvent, des graphistes et illustrateurs utilisent la voiture qui vole mais continue d'aller en bas de la rue acheter une baguette de pain avec.
Pour tout dire, ouvert aux aventures et toujours curieux, mon épouse m'a offert il y a quelques années une superbe tablette graphique pour m'y exercer, pour tenter l'expérience. Et j'ai eu un mal fou. Ok, je connais mon solfège et mes gammes mais j'ai eu le sentiment de passer du piano à la flute. Comme je trouvais simpliste et réducteur de reproduire « du Dutrait » sur écran, j'ai commencé à expérimenter, creuser pour aborder ce nouvel outil sous un autre angle, avec une nouvelle approche. Mais j'ai vite réalisé qu'il me faudrait beaucoup de temps car les bases acquises ne suffiraient pas et il me faudrait partir de zéro, techniquement parlant, pour tendre vers autre chose... Malheureusement, et depuis, je n'ai jamais trouvé assez d'espaces pour m'y remettre.
Sherlock 13
Aussi, aujourd'hui on croit que tout est possible et qu'on peut tout faire. Je dessine un peu dans la marge des cahiers à l'école donc je peux devenir un grand dessinateur, j'aime bien manger et faire la cuisine donc je peux devenir un grand chef, etc. Les personnes qui prennent conscience qu'il faut être patient, réfléchir et sillonner, ce sont généralement celles qui restent et qu'on retrouve plus tard. Même si ça peut paraître cruel, il y a là une forme de « sélection naturelle » qui s'opère, beaucoup de candidats et finalement bien peu d'élus.
La solution peut-être c'est de faire comprendre aux plus jeunes qu'on a rien sans rien et qu'il faut se fixer un but, des objectifs. Une petite anecdote, quand j'étais étudiant en dernière année à Emile Cohl, j'ai vécu un passage à vide où en regardant les tendances de l'époque (essor du numérique, travail très graphique et de moins en moins « réaliste » des images), je ne voyais pas comment m'en sortir à l'avenir avec ma technique « old school » et mon « écriture » documentée, chiadée. Je pensais même changer du tout au tout vers de nouveaux horizons. Et là je me suis pris une mémorable engueulée par mon maître Jean-Michel Nicollet qui m'a martelé « Ce ne sera pas facile, développe et fais ce que tu sais faire le mieux possible et je te garantis du travail toute ta vie ». J'ai suivi l'adage à la lettre, en effet ce fut rude car j’étais parfois voire souvent en décalage avec les attentes des éditeurs (en édition jeunesse par exemple) mais aujourd'hui, vingt ans après, débordé par les projets et sollicitations, je ne cesse de le remercier.
Vincent se met à me tutoyer, j’en fais de même à ce moment-là de l’interview
5) Par rapport à la relation avec les éditeurs justement, ou des clients en général, comment fonctionnes-tu ?
Penses-tu pouvoir glisser parfois des idées personnelles (idéologiques, philosophiques) dans tes dessins, ou tu te tiens toujours strictement à ce que veut le client?
As-tu une anecdote à nous raconter à propos d’une situation cocasse ou intéressante avec un éditeur ?
Je pense qu'il y a généralement - et dans les grandes lignes - deux manières de travailler avec les éditeurs. Ou plutôt deux types de commandes. La réalisation pure et dure des illustrations, sans s'occuper de l'aspect graphique global du jeu. Ou la réalisation et la conception graphique de l'ensemble des visuels du jeu (illustrations, typos, icônes, habillages, etc).
Pour ma part je préfère grandement gérer le tout pour essayer de pousser au maximum la cohérence de l'ensemble.
Aussi je préfère être intégré au processus de développement le plus tôt possible. Les éditeurs, les auteurs aussi, ne se rendent pas forcément compte que l'on peut apporter beaucoup par l'image, qu'il est possible de travailler en profondeur le lien entre la mécanique et l'image. On peut ainsi éviter d'avoir des illustrations qui ne font que « paraphraser » la mécanique. Ce que les joueurs aiment à qualifier de thème « plaqué » par exemple car l'image n'apporte parfois pas grand chose et on pourrait tout aussi bien jouer avec des pirates, des chevaliers voire même uniquement des chiffres et des couleurs. Je caricature un peu mais c'est l'idée.
Je pense qu'il est très important que les éditeurs, les auteurs et les illustrateurs communiquent et brainstorment au maximum. Pour tendre vers une addition de compétences et expériences plutôt qu'à un simple empilement ou enchaînement. Pour donner du sens à tout ce qui est fait et qui sera proposé aux joueurs. Pour identifier au mieux les éléments de jeu - que ce soit par les formes, les couleurs ou le dessin -, pour que les choix d'ambiances et de gammes colorées fassent sens et ne perturbent pas la lisibilité, pour que les joueurs verbalisent clairement les actions et le matériel (en disant par exemple « je récolte du blé » plutôt que « je prends du jaune »), pour que le matériel soit raisonné et en adéquation avec son contenu, etc...
Quand je travaille sur un projet, je détourne toujours ce qui m'est demandé pour m'exprimer pleinement. Il m'est arrivé de travailler sur des projets où il fallait simplement remplir un listing excel, sans avoir joué au jeu, sur des briefs précis et détaillés. Bon, on peut travailler ainsi, pourquoi pas, mais je trouve terriblement frustrant et peu constructif en limitant le travail de l'illustrateur à une forme de « mercenariat ».
Quand on me propose un nouveau projet, j'essaie d'évaluer quel sera son apport à mon petit édifice et surtout de quelle manière je pourrais utiliser ce projet pour développer mon univers, ma technique, mes aspirations. Certains projets sont de véritables bacs à sable (et ce parfois sans que l'éditeur ou l'auteur ne s'en rendent compte). Je pense par exemple à « Rising 5 » qui me permet d'approcher des thèmes inédits autour de la Science-Fiction et m'ouvre ici de nouveaux horizons qui me permettent d'élaborer de nouveaux agencements de couleurs, de nouveaux types de graphismes, des personnages que je n'ai pas encore eu l'occasion d'aborder... D'autres projets sont peut-être plus « froids » comme « Medici » (ce qui n'est pas « mal » !) car le jeu vient d'une autre époque où l'illustration n'avait pas la même importance qu'aujourd'hui. Et dans ces cas-là, je profite de l'aventure pour travailler en profondeur l'ergonomie, l'accessibilité, le travail des couleurs, des icônes. Je m'y retrouve ainsi pleinement en ayant au final autant de plaisir et accomplissement que sur Rising 5.
Aussi, l'illustrateur se situe entre deux mondes. Disons entre l'artistique et le commercial. L'illustrateur n'est pas un pur artiste qui travaille pour lui-même et expose en galerie. Et n'est pas non plus un simple exécutant graphique au service d'une entreprise. C'est un postulat délicat car l'illustrateur doit répondre à une commande tout réalisant des images qu'il est le seul à pouvoir accomplir.
Certains illustrateurs s'en tiennent à l’exécution d'illustrations sur cahier des charges, c'est leur choix. Pour ma part, je préfère grandement m'investir et m'impliquer artistiquement, ce que j’appellerais plutôt de l'art appliqué. Et là forcément, on insuffle des idées, une philosophie, un certain point de vue car on partage une partie de soi-même. L'image n'est pas là que pour faire joli ou ripoliner une mécanique de jeu. Ne pas profiter de sa force ni de son impact peut s'apparenter à un terrible gâchis. Mon optique est assez simple là-dessus, je souhaite transmettre des idées, des sensations, des sentiments, partager avec le lecteur ou le joueur des ambiances, des lieux, des personnages. Le pousser à se questionner ou à profiter esthétiquement de ce qu'il voit.
En 2005, l'éditeur américain Paizo m'avait commandé la réalisation d'une cinquantaine d'armes, armures et objets qui pourraient être utilisés dans les jeux de rôle, imprimés sur des cartes. Liberté totale, juste une micro liste indiquant 5 épées, 3 fioles, 10 parchemins, 5 boucliers, 4 baguettes magiques, etc. Paizo enchanté par cette première série, j'ai poursuivi sur une autre de 50, puis une plus conséquente de 100, et ainsi de suite pour atteindre les 600 sur une durée de 6 ans !
Au bout d'un moment, au fil de la réalisation, j'ai commencé à craindre de m'auto-citer ou de ne pas arriver à me renouveler. J'ai donc pris le parti de m'essayer à tout ce que je n'avais encore jamais peint comme textures, éléments naturels, formes et agencements. Ce qui fut un formidable terrain de jeu. Pour ne pas m'ennuyer, j'ai aussi glissé beaucoup de symboles et éléments graphiques référencés ou sensés (que ce soit du pur symbolisme ésotérique, des clins d’œil à des jeux, des livres, j'ai caché des séries de glyphes, des formes caractéristiques, etc). Et sans en parler à l'éditeur ni bien entendu sans dévoiler de réponses. Des joueurs ont senti que quelque chose se tramait aux travers des objets sur les cartes et ont commencé à recenser mes indices...mais ils sont encore loin de tout avoir compris ou déceler !
"Je ne vends pas qu'une image mais aussi une expérience, une idée, un univers, une manière de présenter les choses."
6) Tu nous parlé plusieurs fois au cours de l’entretien du travail, de l’effort de travail plus précisément. Une notion que l’on qualifie souvent de traditionnaliste voire pour certains de dépassée.
Sans rentrer dans des notions politiques, sachant que l’on classe souvent les artistes ou les personnes évoluant dans le monde ludique (à tort ou à raison) comme des gens plutôt de gauche, as-tu l’impression d’être parfois à contre-courant du milieu où tu évolues ?
Comment penses-tu que l’on peut redonner le goût du travail aux nouvelles générations qui l’on parfois perdu, parfois de manière compréhensive (Voir par exemple le documentaire de Pierre Carles « Attention danger travail ! »?
Dans ma famille, il y a et il y a eu beaucoup d'enseignants et d'artistes. Et pour la plupart des personnes qui ont su créer eux -mêmes les structures et les environnements leur permettant de développer, enrichir, approfondir et surtout partager leurs passions, leurs envies, leurs métiers. Ce qui ne se fait pas par hasard ou sur un coup de chance. J'ai grandi et évolué et dans cet esprit.
Chacun fait bien comme il veut mais j'ai du mal à comprendre qu'on puisse par exemple lâcher le crayon à 18h en pleine période de rush... La vie de famille et la vie sociale sont importantes évidemment mais pour pouvoir en profiter pleinement, je pense qu'on peut aussi parfois sortir de sa zone de confort,...pour finalement l'améliorer avec le temps. Avoir une vision d'ensemble, à long terme et non à court terme voire de l'instant.
A la suite d'échanges et discussions, j'ai malheureusement souvent l'impression d'être en décalage... Pas politiquement ou sur les idées mais plutôt sur la manière d'appréhender le métier. Je pense par exemple aux questions de droits d'auteur ou à la manière d'évaluer des tarifs. Beaucoup d'illustrateurs fonctionnent avec des tarifs journaliers, d'autres avec des grilles tarifaires en fonction des formats... Ce qui me dépasse totalement. Dans l'illustration, il y a une part artistique et personnelle importante voire capitale (comme je l'expliquais plus haut). Faire des devis sur des tarifs à l'heure ou au format, il me semble que ça revient à vendre de l'image au cm² ou à résumer le travail de l'illustrateur à de la pure exécution. Je force le trait mais ça me surprend toujours. Même si j'ai bien une idée et une estimation assez précise de ce que je propose, je pense que c'est bien plus complexe que ça. Pour ma part c'est une vaste équation incluant en premier lieu la complexité de l'illustration à réaliser, l'aura que l'illustration va dégager auprès des joueurs, l'intérêt pour moi de réaliser cette image ou non, mon envie ou non de la réaliser ! Et ensuite viennent les considérations plus sommaires comme le format, le temps de réalisation, les délais, etc.
Pour être précis, quand je vends les droits d'exploitation d'une illustration, je ne vends pas qu'une image mais aussi une expérience, une idée, un univers, une manière de présenter les choses. Il me semble difficile de m'en tenir à une simple réalisation. J'ai vu souvent des illustrateurs établir un devis pour une illustration de couverture sans tenir compte de la fonction de cette image qui sera la proue du produit. C'est cette image-là qui va attirer le joueur et si elle est assez forte, le joueur retournera la boîte pour découvrir son contenu et tendre vers l'achat. Et ça, ça a son prix et un prix qui n'entre pas dans des cases !
De même que quand un éditeur, au premier contact, me demande, sans détailler la commande, quel serait mon tarif pour une couverture de boîte, il m'est impossible de répondre. Ou quand un éditeur me dit, notre budget c'est tel montant pour tel format, ça me surprend aussi toujours... Je comprends qu'on puisse fonctionner ainsi mais je ne suis pas convaincu que ce soit la meilleure façon, côté éditeur et côté illustrateur.
Aussi, je ne peux me cantonner à travailler uniquement pour payer mes factures, j'aspire à un peu plus que ça. Illustrateur c'est un vrai métier il faut pouvoir en vivre. Mais, quitte à prendre des risques, je n'hésite pas à refuser des projets très intéressants financièrement avec lesquels je ne me sens pas à l'aise. De même que j'en ai accepté d'autres compliqués financièrement mais qui, sur la durée, ont pu apporter un sacré boost à ma carrière et une belle visibilité à mon travail.
Dans les métiers de l'image et pour l'illustration en particulier, il faut suivre un apprentissage qui peut prendre très longtemps. Aujourd'hui, trop de personnes pensent qu'avec le numérique c'est plus facile en sautant des étapes, pas la peine d'apprendre les couleurs elles sont déjà prêtes, pas la peine d'apprendre la perspective l'outil 3D s'en occupe... Mais c'est justement là que le bât blesse. Quand j'ai appris l'illustration à l'école Emile Cohl, c'était plus de 40 heures de travail dans les locaux et autant chez soi pour tenir le rythme. Durant trois ans. Un apprentissage intensif, en accéléré. Ce qui m'aurait pris le double de temps ailleurs voire le triple tout seul.
Il ne faut pas voir le travail comme quelque chose de contraignant ou laborieux. D'autant plus que cela peut être gratifiant avec le temps et le recul. Quand on revoit aujourd'hui des illustrations que j'ai réalisées il y a dix ans, on peut constater une réelle évolution, sur le fond et la forme. Et maintenant j'ai hâte de voir ce que je vais produire dans dix ans
7) Tu as été prof dans l’école d’infographie et d’illustration où tu as été élève, qu’est-ce que cela représente pour toi et qu’apprécies-tu dans le fait de transmettre ton savoir ?
Est-ce que tu as un professeur et/ou un élève qui t’ont marqué ?
Enfin, souhaites-tu dans le futur pouvoir transmettre ton savoir, en enseignant ou d’une autre manière (un ouvrage par exemple…) ?
J'ai enseigné pendant 9 ans à l'école Emile Cohl. 4 années au contact des plus jeunes, à l'époque appelés « probatoires » pour des cours d'initiation à la BD (et par extension à l'illustration) et 5 années avec les 1ère Année pour des cours de BD en compagnie d'Olivier Jouvray, scénariste et aussi avec ceux qui passaient leur diplôme de fin d'études pour des cours disons « libres » de suivi de dossier (8 heures non-stop en ma compagnie).
A l'époque, pendant la seconde période, 2008 à 2013, j'écrivais beaucoup sur mon blog et partageais mon quotidien d'illustrateur, mes projets, les étapes de réalisation, les relations avec les éditeurs, les aléas du métier. Le blog me servait souvent car j’y avais stocké quantité de questionnements et interrogations. Comme des points de départ, d’accroche à des échanges avec les étudiants sur des choses qu’ils n’ont peut-être jamais envisagées ou imaginées, la tête dans le guidon des études. Ou je soulevais des débats et problématiques à venir, pour leurs premiers pas dans le métier. En retour, mon expérience d’enseignement a considérablement enrichi mes idées et ce que j’écrivais sur mon blog. Certaines réflexions m’ont été directement inspirées par mes conversations avec les élèves, de fil en aiguille. C’était un enrichissement mutuel.
Ce qui m'a le plus marqué c'était d'être à côté d’un étudiant qui me présente ses images et être en réaction. En réaction à un univers, à une démarche, un style, une technique, un état d’esprit. Je devais réfléchir avec l’étudiant, me projeter et essayer soit de débloquer une situation avec des propositions ou solutions, soit encourager et soutenir pour aider à poursuivre dans cette voie. C’est sacrément complexe, une gymnastique intellectuelle bouillonnante. Nous n'étions pas toujours d’accord, des conflits apparaissaient ou de belles ententes voyaient le jour. L’étudiant expose, argumente, se défend, je critique, conteste, stimule ou conforte, on débat, on explique, etc. Avec certains cela pouvait prendre quelques minutes et avec d’autres s’étendre sur plusieurs heures…
J'ai aussi énormément appris ainsi. Batailler avec un univers ou un style ou une optique qui ne sont pas les siens, c’est passionnant et ça force souvent à d’intéressantes remises en question et à d’inattendus cheminements. Je me surprenais fréquemment à avoir des idées ou positions nouvelles sur l’image que je n’aurais pas pu déclencher autrement. Peut-être justement parce que la diversité des travaux que j’avais sous les yeux me sortait de mes ornières.
La force de l'enseignement à Emile Cohl c'est la diversité des professeurs et donc points de vue, techniques et approches. Donnant un ensemble complet et constructif. J'ai été très proche de Jean-Michel Nicollet, en tant qu'élève puis comme collègue et ami par la suite. Nos échanges, autant sur le fond que sur la forme, m'ont imprégnés et continuent de m'influencer. D'autant plus que mon travail s'inscrit dans la même veine illustrative, disons traditionnelle avec des images documentées, réalistes et crédibles.
Les anciens élèves ne s'en doutent peut-être pas mais je suis leurs actualités avec intérêt. Je suis enchanté de voir des talents comme Charlène Le Scanff développer ses mondes chez Blizzard, Emile Denis se faire une jolie place dans le monde du jeu de société tout comme Atha Kanaani chez F2Z, et d'autres en BD, jeu vidéo, etc. J'ai eu ces illustrateurs comme étudiants. Se dire qu'on a éventuellement pu, peut-être, qui sait, avoir un petit bout d'influence sur ces parcours dans l'enseignement proposé, ça fait quelque chose. Et surtout, c'est un plaisir de pouvoir assister, quasiment depuis les prémices, à ces éclosions puis à l'épanouissement !
Enseigner m'intéresse toujours autant et me ferait aussi du bien, comme expliqué plus haut. Mais, résidant en Corée du Sud, ça rendrait l'aventure plus complexe et moins fluide (cours en anglais ou via interprète, une forme peut-être plus magistral et moins décomplexée...). Cependant, j'ai bien dans l'idée de mettre au point un artbook, qui fasse autant office de « catalogue » que de making-of. Affaire à suivre ^^
8) Dans l’interview réalisée par Ian Parovel, tu disais préférer la manière traditionnelle pour travailler, le papier au numérique, et dans le même temps tu sembles admiratif des innovations coréennes.
Ce choix, du traditionnel, est-ce un choix uniquement professionnel ou bien est-ce quelque chose de plus profond, une manière de voir la vie au quotidien ?
Je pense plutôt ....
A suivre la semaine prochaine! ;-)