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d'événements ludiques
Jeux Viens à Vous Dominique Ehrhard
"La première chose qui vous marque chez Dominique c’est sa voix ; grave, profonde et maitrisée. En l’écoutant, elle vous fait naviguer entre ses univers, attisant à chaque fois un peu plus votre curiosité. Peinture, écriture, jeux, origami (…) On découvre alors peu à peu l’artiste dans sa profession de foi, toute en intransigeance vis à vis des futilités de la vie dont il n’a que faire. Eructe alors de sa bouche un juron comme pour mieux vous faire comprendre que tout cela l’emmerde. On découvre alors l’homme, sensible, érudit, en perpétuel questionnement sur le monde auquel il aime être confronté. Une personne riche en humanité à qui vous avez envie de sourire, un ami."
Régis Bonnessée spécialement pour Jeux Viens à Vous
Dominique Ehrhard a été l'une des premières personnalités du monde ludique que j'ai voulu interviewer.
N'ayant pas le temps de réaliser un échange par mails, il m'avait demandé de réaliser l'entretien par téléphone, ce que je ne souhaitais pas et ne me sentais pas capable de réaliser au début de mes entretiens.
Et puis j'ai décidé de passer le cap ces derniers le temps avec différents invités.
Dominique Ehrhard est quelqu'un de très intelligent, trop parfois vu que j'ai dû effectuer différentes recherches en réalisant la retranscription de cet entretien. ^^
Il fait partie de ces gens de l'ancienne école, vous vouvoyant et ayant une vraie culture artistique.
Son discours est fin, intelligent, emprunt d'humour parfois sarcastique.
Nous parlons de l'humanisme rhénan, de son éducation catholique, de jeunesse et de sa vie au Maroc, de son métier de peintre, celui de professeur, de Michel Lalet, du Docteur Mops, Régis Bonnessée, Manuel Rozoy et du désormais incontournable Matthieu d'Epenoux, de son activité d'auteur de jeux qu'il à mis en jachère actuellement, et des modes dans le monde ludique...
1) Dominique Ehrhard, bonjour, auriez-vous la gentillesse de vous présenter ?
Bonjour, merci tout d'abord de m'accorder cette interview.
Je suis peintre. J'ai fait des études artistiques, j'expose dans des galeries en France et à l'étranger, c'est l'essentiel de mon activité depuis une trentaine d'années.
Il se trouve que durant mes années étudiantes, j'étais particulièrement joueur et ça m'a donné envie de créer mes propres jeux, car à l'époque il n'y avait pas grand-chose de disponible. Les premiers succès d'estime m'ont incité à continuer, et j'ai ensuite passé une vingtaine d'années à créer des jeux.
Actuellement cette activité est un peu laissée en jachère, pour la création et l'illustration de livres pour enfants, surtout des livres pop-up, qui se déploient en volume lorsqu'on les ouvre. Voilà en gros, un résumé de 30 ans de carrière, même si je n'aime pas trop ce terme, on va dire de 30 ans de passions.
2) Qu'est ce que cela représente pour vous le fait de dessiner? Un métier ? Une passion ? Un moyen de vous exprimer ? Le pouvoir de faire prendre vie de vos propres mains à des personnages, des objets et des situations? Comment d'ailleurs avez-vous évolué au fil de toutes ces années ?
Evoluer ? J'espère !
Dans quel sens je ne sais pas, mais évoluer c'est sûr ! Créer, dessiner, illustrer, peindre...c'est au départ une mauvaise manie, un besoin irrépressible de faire advenir des choses, avoir une feuille vierge et voir soudain quelque chose se passer, un univers apparaître. Ça c'est la motivation première, je dirais enfantine.
Ensuite, au fil du temps c'est peut-être une façon d'ordonner ses idées, de mettre un peu d'ordre dans le chaos de ma tête. Également que cette idée qui peut être un jeu, un livre... soit partagée avec les autres, que cette petite idée se multiplie et touche un maximum de personnes.
3) Vous indiquez dans votre biographie, que vous venez je cite « d'une famille imprégnée des valeurs de l'humanisme rhénan . » Pourriez vous nous expliquer ce que représente cette humanisme rhénan et en quoi il vous imprègne, en tant qu'artiste, mais également en tant qu'être humain ?
Ah, ça c'est une question sérieuse !
L'humanisme rhénan pour moi c'est une idée d'honnêteté, sans compromission et sans démagogie.
C'est-à dire de tracer un chemin qui corresponde à des convictions personnelles en essayant de se dégager des diktats intellectuels du moment. Une certaine rigueur dans la parole donnée et dans l'engagement.
Des valeurs de tolérance aussi, je ne suis pas d'une famille protestante mais il y a cette pensée protestante, rhénane qui irrigue un peu la longue vallée du Rhin, qui est que chacun est libre de ses convictions et de ses choix, de son mode de vie et qu'il peut les exprimer comme il veut à condition que ça n'empiète pas sur la liberté des autres ou la liberté publique.
Je me suis posé la question en préparant l'interview si vous étiez protestant ou pas, a priori non si j'ai bien compris... ?
En Alsace il y a des villages protestants, d'autres catholiques, ça donne un protestantisme doux, et un catholicisme plus rigoureux. Je suis issu d'une famille catholique, mais il y a une influence du protestantisme dans la rigueur, la valeur du travail et une certaine tolérance...
C'est pour cela que voir le score de certains partis extrêmes dans l'est me désole profondément, tant il me semble en contradiction totale avec l'humanisme rhénan. La différence culturelle entre protestantisme et catholicisme se trouve peut-être aussi dans le culte de l'image, beaucoup plus présent évidemment dans le catholicisme, et qui de ce fait m'a complètement façonné.
4) Comment votre entourage, a t-il perçu votre volonté de devenir artiste peintre, un métier qui présente une insécurité financière, a t-on tenter de vous en dissuader, l'enseignement dont nous parlerons plus tard, a t-il été une manière d'assurer vos arrières et de rassurer votre famille ?
Il n'y a eu aucun frein et aucun obstacle de la part de ma famille, surtout qu'on est dans une période, la fin des trente glorieuses où l'on ne s'inquiète pas encore du chômage. Il y a eu un encouragement à l'activité artistique depuis que je suis tout petit, donc quand je décide de faire des études artistiques, ça reste dans cette logique et cela se fait tout doucement et naturellement.
Mes parents font preuve d'une grande tolérance, ni encouragement excessif, ni surtout aucune opposition. Ensuite, le métier d'enseignant, au début, oui, c'est une visée mercenaire. Je finis mes études, mes profs me conseillent de protéger mes arrières.
Être enseignant c'est bien, donc je passe les concours, je les réussis, on va dire sans grand enthousiasme . Mais très vite, j'y prends goût, et ça me passionne, cette idée de la transmission non pas d'un savoir mais d'un savoir faire me plaît et cela complète harmonieusement mon activité de création.
J'y prends tellement goût, que lors d'une période faste financièrement, il y a une dizaine d'années, lorsque je peux me permettre de quitter l'enseignement, je décide de continuer et garder quelques heures de cours, c'est en plus le moment où j'ai l'opportunité d'avoir un poste avec des étudiants en section artistique, avec des jeunes gens passionnés.
5) L'enseignement, c'est un acte très fort, et important selon moi Qu'est ce que cela représente pour vous et qu'est ce que cela vous apporte personnellement ? Avez-vous un professeur qui vous a marqué ou qui vous a donné cette envie d'enseigner?
L'envie d'enseigner est venue en enseignant, pas par un professeur qui m'aurait transmis cette envie. Par contre j'ai eu un instituteur qui a définitivement marqué ma façon d'envisager ma vie ; mon rapport au monde et à la connaissance, monsieur Brissard.
C'était quelqu'un de totalement atypique, indépendant d'esprit, surtout dans le petit village un peu confiné où je vivais. Alors que j'étais très très jeune, il m'a vraiment donné un certain nombre de clés pour comprendre et appréhender le monde. Il m'a surtout donné l'envie de parcourir et découvrir la planète dans son immense diversité. La passion de l'enseignement est venue au contact avec les jeunes, je me suis alors posé la question comment faire passer un certain nombre de choses, à des classes de collège qui n'étaient pas forcément très réceptives.
Maintenant depuis une quinzaine d'années, le problème est totalement différent puisque j'enseigne à des élèves passionnés qui ont 17/18 ans, ce n'est plus la question de comment transmettre, mais que transmettre et comment le transmettre pour préserver leur liberté.
Est ce qu'inversement, vous avez eu un élève qui vous a marqué ?
Oh plein ! Chacun a sa personnalité et vous marque plus ou moins. J'ai la chance de donner des cours à des élèves qui sont peu nombreux, 15 à 20, donc ça me permet un rapport très individualisé. La structure même du cours, des séquences longues, permet un rapport très personnel dans la mesure où ils sont dans un geste de création qui implique forcément de se dévoiler. Certains élèves par leur maturité, leur qualité artistique, m'ont frappé, je les vois grandir, je les vois commencer à exposer...donc c'est un grand bonheur de savoir que j'ai été l'un des éléments qui leur a permis de réaliser leur passion. Sinon c'est surtout des personnalités, des élèves drôles, attachants... Les marques de reconnaissance au fil du temps, qui s'échelonnent de gens qui viennent de s'installer à ceux qui ont déjà des enfants, qui m'écrivent, que je revois parfois, qui me font part des souvenirs qu'ils gardent est très réjouissant au stade où j'en suis de ma carrière enseignante.
6) Vous avez vécu au Maroc durant 2 ans je crois, où vous avez enseigné au lycée français de Meknès. Pourriez vous nous expliquer tout d'abord le pourquoi de ce départ là-bas, puis de ce que vous y avez vécu durant ces 2 années, et est-ce que vous êtes encore en lien avec ce pays ?
Au départ c'est trivial et simple, je me pose la question du service militaire qui existait encore à l'époque.
En tant qu'étudiant d'art on avait, en gros 2 choix possibles :
L'un était de faire son service mais ça m'enthousiasmait très très peu.
L'autre était de se faire réformer P4, c'est-à dire débile léger, ce qui était le choix de la plupart de mes amis !
Donc je passe mes 3 jours, à l'époque ils avaient beaucoup trop de monde, vu mon profil le recruteur me dit : « Si vous ne voulez pas le faire, je vous mets P4 »
Je réponds que j'aimerais bien voyager. Au lieu de faire un an de service, on pouvait partir un an et demi à enseigner à l'étranger.
Il me dit : « Oui mais faut choisir... »
En quelques secondes, je dois prendre une décision... avec le risque de passer un an dans une caserne, mais mon envie de voyager est trop forte donc je postule pour partir à l'étranger et on me répond positivement : le Maroc.
Ce n'était pas mon choix, j'aurais aimé quelque chose de plus lointain, plus exotique car le Maroc est un pays francophone, et le lycée où je suis nommé est un lycée français.
Mais je connaissais le Maroc car j'y avais déjà été, j'avais beaucoup aimé et donc je me dis pourquoi pas ? Qu'est ce que ça m'a apporté ? J'étais tout jeune donc du jour au lendemain on se débrouille seul à l'étranger, c'est une expérience très formatrice. On se confronte à d'autres modes de pensées même si le Maroc n'est pas si éloigné que ça de nous.
Et puis, peut être le plus marquant...
Je me retrouve propulsé avec l'agrégation que je venais juste d'avoir avec un statut tout à fait disproportionné, je suis reçu à comme un représentant de la culture française.
Meknes était une ville de province, on voulait faire endosser au gamin de 23 ans que j'étais un statut d'ambassadeur culturel alors que la veille je mangeai au resto U midi et soir.
Ça m'a complètement vacciné de toutes ces illusions, c'était grotesque, ça ne correspondait pas à la réalité, ni à ce que j'étais. Je n'avais rien fait, je ne représentais rien... j'usurpais un statut social.
Je me retrouvais avec une villa, une domestique, des choses aberrantes pour un jeune homme de 23 ans !
Il y a le pays également, des odeurs, des couleurs, des ambiances Le fait également d'être confronté à une autre culture, à l'autre, à une autre religion, ça incite à beaucoup...pas de tolérance car le terme serait mal venu mais à un rapport beaucoup plus serein avec l'autre.
Quand je vois les délires actuels, je me dis qu'il faudrait que chaque jeune parte voyager quelques années à l'étranger. Je me réjouis du développement d'Erasmus même si je regrette qu'il se cantonne à l'Europe. La confrontation aux cultures, aux religions bien plus différentes, la culture du Maghreb, la religion musulmane, les civilisations asiatiques sont hyper formatrices pour les jeunes car toutes les barrières, tous les a priori tombent. On ne peut pas vivre 2 ans au Maroc et en rester à certaines idées...
D'ailleurs par la suite, j'ai enseigné assez longuement dans un collège réputé difficile et c'est vrai que le rapport aux jeunes gens issus de la première ou seconde génération d'immigration était tout à fait différent du fait de mon séjour au Maroc.
Il y avait à la fois une compréhension et puis une absence de démagogie dans les 2 sens, ni angélisme, ni diabolisation, la juste appréciation de qui j'avais en face de moi, des gens sympas, brillants, des imbéciles, des cons, ça relativise complètement le rapport à l'étranger quand on a cette expérience.
Pour mettre en lien avec ce que vous dites, est ce que vous avez l'impression qu'en ce moment dès qu'y a des idées, une culture un peu différente de la notre, les gens se braquent, se choquent ? Vous disiez que les jeunes devraient découvrir une autre culture, comment vous ressentez cette culture musulmane et maghrébine, elle fait partie de vous ? Qu'est ce que cela vous a apporté ?
Je ne sais pas... (souffle et réfléchit)
Ça ne fait pas partie de moi, non je ne pense pas.
L'autre apport de ce séjour à l'étranger quand on est jeune, c'est aussi qu'on a une autre vision de la France. Paradoxalement, on a une vision plus précise d'où l'on vient. C'est-à dire la spécificité d'être né et élevé en France, avec une culture spécifique. Cela permet de réfléchir au « Pourquoi je suis ce que je suis ? » Et donc de comprendre un peu mieux ce que cela représente d'être français.
Et de mettre à mal les revendications nationalistes débiles, les évidences que certains assènent sur la France . La question est beaucoup plus complexe et cette part du Maghreb fait partie intégrante de notre histoire. Donc en ce qui me concerne, pas plus, pas moins.
Et le rapport à la religion musulmane, dans la mesure où je suis agnostique et athée, je la considère comme les autres religions monothéistes, comme quelque chose d'extrêmement néfaste, mais pas plus pas moins que les 2 autres religions monothéistes.
Mais je n'en fais pas d'angélisme ni diabolisation particulière . C'est plus un rapport au monothéisme qui me pose problème. D'autres voyages formateurs que j'ai fait par la suite en Asie m'ont permis de découvrir un rapport à la religion plus apaisé, complètement différent et qui me satisfait à la rigueur beaucoup plus.
Vous avez eu une éducation catholique ?
Oui oui ! Violente ! Élevé chez les frères... On n'a ce rapport à la religion que si on y a baigné un peu de façon outrancière Tous les gens que je connais qui sont des grands agnostiques ou athées ont tous eu leur formation chez les frères. On connaît mieux...je ne vais pas dire l'ennemi, mais l'adversaire quand on a baigné dedans (rires)
7) En regardant vos tableaux j'ai pu y voir certaines peintures récentes très marquées par l'art marocain, que ce soit par les couleurs, les formes, On peut également penser à Marrakech, un jeu dont vous êtes l'auteur. C'est une culture qui vous a marqué, qu'est ce que vous en retenez ?
Oh...non...mon tropisme a toujours été l'Italie, l'Italie centrale, la Toscane, l'Ombrie, je retrouve peut-être au Maroc des réminiscences d'éléments qui me séduisent dans le sud de la Toscane, les oliviers, les cyprès, les lignes douces des collines, les couleurs d'ocre et de terres...
Le goût des zelliges dont vous parliez dans mes tableaux récents, c'est plutôt quelque chose que je retrouve par goût de la géométrie, des mathématiques, une façon d'ordonner le chaos que j'évoquais tout à l'heure. Donc c'est moins une influence de mon séjour marocain que le fait qu'au Maroc il y a des choses dans lesquelles je me suis reconnu sans que ça soit une spécificité.
Pour le jeu Marrakech c'est un hasard, je cherchais un jeu de tuile, et ça m'a rappelé des vues de Marrakech donc ça ne partait pas d'une envie particulière de faire un jeu sur le Maroc. C'était juste la possibilité la plus pertinente d'utiliser une des nombreuses images qui m'ont marquées.
8) Vous êtes également bien évidement auteur de jeux. Une activité que vous avez mis pour l'instant en pause. Que vous apporte cet acte de création, différent j'imagine de la peinture, que ce soit intellectuellement ou même humainement parlant ?
Pour moi, le choix du médium doit répondre de la façon la plus pertinente à la forme que je veux donner à une idée, que ce soit une illustration, une peinture ou un jeu, c'est exactement le même acte créatif. C'est une activité assez égoïste, la satisfaction d'aboutir à la création d'un artefact. Le rapport au public n'arrive qu'en second plan. C'est peut-être là, ma différence principale avec d'autres auteurs de jeux talentueux C'est peut-être aussi la limite et la faiblesse de mes créations ludiques, elles sont avant tout liées au plaisir personnel de la création Que des gens y prennent plaisir j'en suis ravi mais malheureusement ce n'est pas ma préoccupation première.
Je ne sais pas si vous faites encore des festivals, c'est quelque chose auquel vous ne prenez pas forcément de plaisir d'aller à la rencontre des joueurs ?
C'est difficile de répondre comme cela. Mais le plaisir est le même qu'une rencontre pour un livre ou une peinture, c'est avant tout une rencontre de personnes. Des rencontres qui du coup sont peut-être moins artificielles que celles dues au hasard car il y a un élément de lien et de connivence qui passe par le partage d'un intérêt commun. Les grandes conventions, oui c'est agréable, mais c'est vraiment le moment de la rencontre qui est important, autant mais pas plus qu'un vernissage ou qu'une séance de dédicace pour un livre. En tant que simple spectateur, les conventions, festivals, ne m'enthousiasment pas plus que cela. Si j'ai ralenti la création de jeux actuellement c'est aussi parce qu'il y a une ambiguïté dans ce rapport au jeu qui me satisfait moins que lors d'une rencontre pour un livre ou une peinture, on sait exactement de quoi on parle, moins avec le jeu.
C'est quoi le plus important pour vous dans un jeu ? La thématique ? La mécanique ?
C'est très paradoxal car ce qui est important pour moi, en tant que joueur, c'est de prendre du plaisir et de créer du lien social, mais paradoxalement dans mes jeux, ce qui m'importe, c'est l'élégance, que l'on soit arrivé à cristalliser une idée dans sa forme la plus minimaliste qui soit et en même temps la plus riche possible. Que l'on soit à ce point d'équilibre, que l'on pourrait situer en architecture entre le fonctionnalisme et le modernisme. Le jeu me permet peut-être plus cela que la peinture ou l'illustration où il est plus difficile d'atteindre cette élégance . Ce qui est fabuleux dans le jeu c'est qu'il n'y a que l'idée, il n'y a aucune matière.
Bien évidemment cela se concrétise par du matériel, des pions, des dés etc...mais cela peut prendre des formes complètement différentes. L'idée dans le jeu est pure, le matériel est secondaire, pas dans le cas d'un livre ou d'une peinture où le changement de matériel, de forme va changer la perception, pas dans le jeu, même si un beau matériel est agréable. Pour moi le jeu absolu serait celui qui serait le plus élégant possible, et je crois que l'exemple indépassable, c'est le Go, inventé il y a si longtemps et jamais égalé. On ne peut pas arriver à plus simple dans son essence et plus riche à la fois dans son application.
C'est marrant, car c'était Manuel Rozoy je crois qui m'avait également parlé de design et comparé justement le jeu à du design et a de l'architecture...
C'est quelqu'un que j'apprécie énormément ! C'est, je ne vais pas dire l'un des rares, car ça ne serait pas gentil pour les autres, mais en tout cas l'un de ceux qui pense un peu, et ça me réjouit qu'il ait fait cette comparaison, qui me semble complètement pertinente.
9) Eh bien ça va être en lien avec la prochaine question, pourriez vous nous parler de 2 personnes du monde ludique, l'une pour ses qualités professionnelles, et l'autre pour ses qualités humaines, l'un l'enlevant rien à l'autre et vice versa.
Ah je l'attendais celle-là ! (Rires)
J'aurais du mal à faire une différence entre les 2, en général j'aime bien les relations professionnelles quand elles s'accompagnent de relations humaines, je n'ai jamais pu établir de relations professionnelles avec des gens pour lesquels je n'avais pas un minimum d'estime humaine. Et donc ce qui me réjouit, dans le monde du jeu, dans l'illustration aussi c'est la possibilité de créer du lien humain.
C'est plus rare en peinture car on est plus isolé. J'ai remarqué quand il n'y avait plus ce rapport de travail qu'on se perdait parfois un peu de vue, les liens avec les amis avec lesquels on n'a pas ou peu de relation de travail peuvent au fil du temps s'effilocher. Pour moi il y a un lien très fort entre l'activité du travail , et les liens humains , ça implique une proximité, c'est infiniment lié .
Bon, il faut en arriver à répondre tout de même à la question, et je vais en rester strictement au domaine ludique, car sinon j'aurais du mal à restreindre à deux personnes, tellement il y a de rencontres qui ont été importantes dans ma vie. Il y a une personnalité évidente pour moi, c'est Michel Lalet, l'inventeur d'Abalone et qui ensuite a exercé une activité d'agent de jeux, sans lequel je n'aurais pas fait les jeux que j'ai fait, et surtout pas atteint l'audience internationale que j'ai touchée.
Et puis Michel est par ailleurs quelqu'un pour qui j'ai énormément d'estime et d'admiration humaine, quelqu'un qui m'a beaucoup fait avancer dans mes rapports aux choses et aux gens.
En deuxième, ça va être plus difficile de n'en retenir qu'un, peut-être le Docteur Mops avec lequel j'ai peu de rapport professionnel mais que j'ai rencontré par ce biais-là.
C'est quelqu'un que j'aime beaucoup et dont la pensée riche et baroque me réjouit profondément. Il est bourré de qualités humaines sous des dehors de gros dur, un cœur d'artichaut que j'adore.
Boomerang
10) Je vais vous citer 10 personnes du monde ludique, et je souhaiterai que vous les définissiez chacun en un seul mot.
Marie Cardouat
Une illustratrice gentille qui fait de belles illustrations bien jolies
Régis bonnessée
Ah voilà quelqu'un que j'aurais pu citer parmi les gens que j'aime beaucoup ! Mais on a si peu travaillé ensemble. C'est quelqu'un d'humainement formidable et je pense qu'au niveau de son travail d'éditeur. Il fait des choses vraiment remarquables et nécessaires. Il suit son chemin tel qu'il l'entend sans se préoccuper des sirènes commerciales. C'est quelqu'un d’extrêmement généreux et je pourrais en témoigner mais je ne peux pas le faire publiquement, et en plus c'est un auteur de jeux talentueux. Si on devait ne retenir qu'un mot ? Généreux
Philippe des Pallières
Ah Philippe ...on va dire génie égotique
Mais je l'aime bien ! On a des rapports tumultueux et tourmentés. C'est vrai que c'est un vieux de la vieille que j'aime vraiment beaucoup mais il a le don de m'agacer parfois prodigieusement, on passe de la bouderie aux grandes accolades. (rires) Mais c'est une personnalité hors norme, donc génie égotique, ça me semble pas mal
Naiade
Je ne le connais pas personnellement, je vois son œuvre, il est très talentueux, très doué.
Croc
Allez on va dire Fleur bleue.
C'est quelqu'un que je connais très peu, mais j'apprécie les rares fois où on se croise.
Quelqu'un un peu comme Mops , l'opposition totale entre l'apparence et la réalité .
C'est ce que j'avais ressenti quand j'avais fait son entretien
Matthieux d'Epenoux
Ah Matthieu d'Epenoux !
Matthieu....Matthieu... On va dire un vrai déjanté ! Un vrai de vrai !
J'apprécie beaucoup sa folie furieuse ! C'est rare ! On a tellement de gens qui feignent d'être cinglés alors que ce sont des postures, et que ce sont des petits bourgeois (rires) alors quand on a un vrai déjanté, un vrai fou furieux, ça fait plaisir . J'adore Matthieu !
Yves Renou
Le créateur sur son tracteur
Yannick Robert
Ça fait longtemps que je ne l'ai plus vu, suite au capotage monstrueux d'un de mes jeux qui devait sortir et qui ne l'a jamais été, et au naufrage de sa société. Je n'ai jamais eu la haine que le monde du jeu a pu manifester à son égard même si je la comprends au vu de sa parano et son agressivité déplacée.
On va dire : S'est trompé de boutique
Marc Nunes
Je ne le connais pas du tout, on s'est loupés, ça fait 30 ans qu'on se côtoie de très loin, je l'ai vu commencer tout petit, j'ai suivi son incroyable ascension, plus il montait, moins on se voyait. Je ne le connais pas beaucoup, je ne peux en parler que par ouï-dire, par des gens qui le connaissent bien, et qui tous témoignent de sa simplicité et de sa générosité. Je suis admiratif de son parcours, d'où il vient, où il est arrivé, la simplicité qu'il a gardée. On va dire : Simplicité
Vincent Dutrait
Des admirations communes. Nous mettons au panthéon, les mêmes illustrateurs.
Manuel Rozoy
Manu est quelqu'un que j'aime beaucoup. Mais on s'est complètement perdu de vue. Il se consacre beaucoup à Time Stories C'est une personnalité riche et profonde.
Bruno Faidutti
Tourmenté et chaotique comme ses jeux
11) Votre dernier jeu qui va sortir prochainement sera distribué par Paille éditions s'appelle « c'est mon fort », souhaitez-vous nous en parler ?
C'est la réédition d'un jeu qui s'appelait Zanzibar, édité par Ludodélire, puis en Allemagne, aux États-Unis...je ne me rappelle plus des noms... C'est un jeu formidable ! (rires)
J'en suis assez fier dans la mesure où il arrive à la quintessence même de l'idée. C'est issu d'un challenge intellectuel, comme nombre de mes jeux (Un seul pion pour Marrakech...) : l'idée d'écrire une règle en une seule phrase : « Chaque joueur retourne une carte, la prend ou pas » Point.
Après il y a des modalités d'application que détaille un peu plus la règle, mais ça partait vraiment de cette idée, une règle contenue dans une seule phrase. Un jeu très simple, où on se dit, « ce n'est pas possible, c'est trop bête, ça ne peut pas marcher » et dont on découvre avec surprise, au fur et à mesure, les possibilités.
Le fait que je ne fasse plus beaucoup de jeux vient également de ce que l'époque ne se prête plus beaucoup à la découverte des jeux sur un moyen terme. Les jeux doivent maintenant présenter leurs évidences presque sur la couverture comme des péripatéticiennes mettant en avant leurs appâts...(rires)
Et non plus avec une découverte lente des jeux où l'on se disait « wouah, y a ça et puis il y a ça ! »
Maintenant il faut que tout soit étalé et si, dans la seconde, on ne voit pas l'intérêt du jeu, on passe à côté... Donc « C'est mon fort » est un jeu tout simple, et au fur à mesure qu'on y joue, on découvre des possibilités plus riches et complexes mais ça reste un petit jeu accessible aux petits qui y trouvent un intérêt avec la prise de conscience des valeurs relatives, des quantités etc... mais pour les joueurs plus avertis y a la prise de risque, des coups fourrés à faire aux autres joueurs...
Sa matérialisation sous forme de château-fort me ravit car c'est un univers qui m'a toujours plu, comme tous les petits garçons j'imagine. Le travail graphique et éditorial me convient totalement même si j'avais imaginé des petits singes acrobates au départ... Le rajout par l'éditeur d'éléments d'interaction directe entre les joueurs qui donne un peu de gras ne me gêne pas, mais c'est vrai que ça va dans l'air du temps, c'est totalement cohérent avec la thématique et ça rajoute du fun … et comme on l'aura compris avec cette interview ce n'est pas forcément ma marque de fabrique première.
Là on a un Ehrhard et le fun de l 'éditeur ! L'arrêt de production de chaque édition de ce jeu a été due à des circonstances extérieures, boites qui ferment etc... mais pas au jeu lui-même, donc je suis très heureux qu'il ressorte.
12) Qu'est ce que vous pensez des gros jeux complexes qui rajoutent des règles parfois pour en rajouter et sans forcément d'intérêt d'ailleurs ?
Alors ça dépend... je suis issu d'une génération pour qui des règles de 30 pages ne faisaient pas peur, écrites comme des thèses, grand A, petit 1. C'est des jeux que j'ai beaucoup pratiqués en tant que joueur. En tant qu'auteur j'ai essayé mais ça demande beaucoup de temps, ça a donné Méditerranée dans un premier temps, puis Sylla dont je reste très fier même si ça a été un échec commercial Si j'avais eu plus de temps, j'aurais aimé en développer davantage. Pour un créateur c'est quelque chose de très satisfaisant alors que c'est paradoxale... Oui !
Méditerranée
Ça va à l'encontre de la simplicité dont vous me parliez...
Tout à fait ! Mais on est complexe ! En tout cas, ce que j'exècre, c'est tout ce qui est moyen, qui ne prend pas parti, l'excès de pureté, d'élégance, de minimaliste est souvent lié à une appétence pour le foisonnant, le complexe, le baroque, le très riche...
Si on reprend l'exemple du design, on retrouve chez certains artistes ces deux grandes tendances qui correspondent à un excès dans les 2 cas, un excès de simplification et un excès de foisonnement . C'est plutôt l'excès qui m'enthousiasme, dans un sens ou dans l'autre, pour moi c'est le pile et le face de la même pièce. Il faut aller au bout des choses !
13) Pourriez vous nous parler d'une œuvre ou d'un auteur que vous souhaiteriez faire découvrir ou redécouvrir que ce soit dans le domaine de l'illustration, littéraire, musique, ludique.... ?
Alors évidemment ce genre de questions : Ouhlala ! Y en a des centaines ! Il y a toutes les strates qui m'ont formé... en ce moment, il se trouve que je viens de voir son énorme rétrospective à Londres, et elle arrive à Paris à Beaubourg , je conseille à tout le monde d'aller la voir !
C'est l'exposition de David Hockney, un peintre qui m'a énormément influencé, je reste pantois devant son œuvre, son intelligence et à l'occasion de cette rétrospective j'ai découvert qu'il y avait des liens encore plus profonds que ceux que j'imaginais ... son goût pour les primitifs italiens par exemple. Donc j'ai bien envie de parler de David Hockney !
14) Imaginez qu'on passe une soirée ensemble mais nous ne nous connaissons pas, pouvez-vous me proposer 3 jeux dans le but d'apprendre à se connaître ? Ou préférez vous faire un canular téléphonique à Matthieu d'Epenoux un verre de Saint Véran à la main ?
Un canular à Matthieu...je ne sais pas ! Je ne crois pas que je sois à la hauteur d'imaginer un canular pour Matthieu, ça serait plutôt l'inverse ! Why not... Pour les jeux je proposerai bien un Gang of four, un Gipf (projet Gipf) et un ...Marrakech tiens ! Et pour Saint Matthieu...euh ! Pour le verre Saint-Véran (Rires) ça marche !
Atelier de Dominique Ehrhard
15) Le jour où vous quitterez d'une manière ou d'une autre le monde ludique et celui de l'illustration, que souhaiteriez vous que l'on retienne de vous professionnellement mais surtout humainement ?
Pffff je ne sais pas ! Qu'il a fait au mieux de ce qu'il pouvait faire Humainement, j'espère qu'on retiendra la rectitude ! Je ne sais pas, difficile de dire ce que l'on retient de la vie des autres, peut être pas grand-chose.
16) Malheureusement c'est la fin de cette entretien, en prenant en compte votre vie professionnelle mais également votre vie personnelle, êtes-vous heureux ?
Pleinement ! Pleinement ! J'ai la chance exceptionnelle de pouvoir réaliser des projets accueillis avec enthousiasme, j'espère que ce n'est pas fini, mais ce qui se passe en ce moment avec mes projets d'illustrations dépasse mes espérances, des livres jeunesse édités dans le monde entier...
J'ai pu jusqu'ici professionnellement faire tout ce que j'avais envie de faire, pas de commande, les projets dont j'avais envie. J'ai toujours trouvé des galeries, des éditeurs de jeu, des publics qui m'ont suivis dans mes délires.... Et cette idée qu'on est dans son coin à imaginer ses petites idées , ses élucubrations, ses petites manies et que ça trouve écho, c'est un bonheur absolu !
Donc le bonheur d'avoir pu faire tout ce que je voulais. Si j'avais des regrets, ce serait dans d'autres domaines d'activités comme la scénographie, le théâtre, le cinéma où j'ai mis le doigt mais sans avoir le temps de développer ça davantage... L'architecture, le design...mais on a qu'une vie !
J'ai déjà fait pas mal de trucs...c'est vrai que j'aurais bien voulu avoir du temps pour faire des choses dans ces domaines-là. Humainement ma vie a été marquée par des joies familiales, le bonheur amoureux, des rencontres... mon parcours professionnel m'a permis de rencontrer des gens de qualité que je n'aurais peut-être pas rencontrés autrement...
Le bonheur de ma vie, ça été de pouvoir lier professionnel et humain. J'ai eu la chance exceptionnelle que les 2 soient tellement liées qu'il n'y a pas de différence, il n'y a pas une vie professionnelle, pas une vie personnelle, c'est une seule et même vie ! Ça été...pfff !! Y a pas de métier, y a pas de vacances, y a pas de jour, y a pas de nuit...c'est chaque instant qui est une globalité de tout cela et dont le lien serait la création et le rapport humain
Ça rejoindrait l'humanisme rhénan dont nous parlions au début...
Complètement... On n'est pas dans cette dichotomie vie/travail qui rend les gens tellement malheureux, qui entraîne une schizophrénie de leur vie. C'est un bonheur absolu, il est rare, j'ai eu la chance de vivre ça et de continuer à le vivre, donc bien sûr, je suis heureux !
Je vous remercie beaucoup Dominique Ehrhard
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